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Mindello, sept décembre 2003

24 décembre 2003, par Admin - 4 commentaires

Enfin, l’ancre est levée. Huit heures du matin, météo indéchiffrable mais
pas immédiatement inquiétante. Quelques nuages ombrent la capitale, pour
rappeler qu’il a plu hier, pour la première fois ici depuis plusieurs mois.

Trait d’humour de la nature, l’usine de déssalinisation est en panne depuis plusieurs jours, il nous a fallu des heures pour trouver de l’eau. C’est Nilton le taxi qui nous a ravitaillé, trois voyages pour mille trois cent litres d’eau dans son canot fatigué. Nilton est taxi (sur l’eau) de octobre à décembre, et pêcheur le reste de l’année. Il a déjà traversé plusieurs fois l’Atlantique, comme équipier sur des bateaux en manque de bras. Il avait quinze ans la première fois, et nous montre sa photo dans les livres qu’ont publié les skippers qu’il a accompagné. Super Nilton ; "you know man, I’m a fair guy " -"Ok I trust you, we make the deal" . Si vous passez à Mindello, n’hésitez pas , vous pouvez lui faire confiance, et il parle aussi très bien français.

Drôle d’escale, ces quelques jours au mouillage devant cette drôle de ville.

A droite, les pauvres, les poubelles municipales vomitives et leurs « gardiens » qui se battent pour nos restes, un marché au poisson coloré etbruyant à souhait, rustique, des marchandes de fruits et légumes du jardin àtous les coins de rue, des échoppes sombres dont on arrive pas à savoir ce qu’il s’y vend, les rues pavées de noir, jointoyées par les capsules et débris de verre des canettes de bière jetées au hasard, par des gens saoulés de misère, peut être.

A gauche, hôtels, banques, routes bitumées, couleurs, beaux vêtements et magasins à l’européenne.

Qu’importe, ils sont tous plutôt aimables et souriants. Le petit coup de musique, le soir au club nautique, pas mal non plus.

Sortis du port, c’est le cinémascope tellurique, rien n’y fait, on ne s’en lasse pas. Les falaises majestueuses, les vallées encaissées, les teintes volcaniques, les jeux d’ombres, nous scrutons et apprécions les détails, comme un habitué dans une galerie d’art.

Comme prévu, pas de vent au départ. Le moteur nous fait gagner nos premiers milles vers le large. Nous naviguons maintenant à quatre bateaux. Cela peut paraître étrange, mais je vous expliquerai, plus tard. Journée de mer standard, bleue, émaillée de petits événements, bestioles aquatiques surgissant de l’immensité, poissons volants, oiseaux marins, nuit de pleine lune éclatante. Une grande lame noire fauche une vague, gerbe d’écume
frénétique, disparaît, puis se laisse identifier ; un grand Marlin chasse les dorades coryphènes. Rare moment de privilège. En mer, tout ce qui impressionne est terriblement beau. Comme ce ciel de tourmente au coucher du soleil, dans lequel nous ne savions pas déceler les trois heures d’orage vécues cette nuit, trombes d’eau, éclairs et tonnerre, vagues déferlant dans le noir bruyant, vent de tempête soudain disparu, nous laissant le jouet de vagues, ballottés d’un bord sur l’autre, atteindre seuls le point du jour.

Lendemain gris sale, toute la journée ou presque sans voir le soleil. Les Antilles, ça se mérite ! Cap au Sud pour aller chercher les alizés, lentement, voile et moteur faute de vent, dans une mer brouillonne comme un lendemain de piste, confortable comme un tambour de machine a laver. Mais bon, il fait plus de 20 degrés, la pluie s’est éloignée, on pêche des coryphènes, et on pense qu’on est mieux ici qu’en hiver, là-haut sur la carte.

Et puis comme prévu, voilà les alizés, inépuisables ? Les crêtes des vagues, transparentes, lancent des reflets émeraude, les poissons volants font les aviateurs, par dizaines. Parfois l’un d’entre eux rate son envol, on se marre. On croise un voilier qui remonte vers le nord, sans pouvoir l’identifier ni rentrer en contact radio. Il doit revenir du Brésil. Moi, j’y serais resté, à sa place. Force 4 dans le nez, et ensuite les tempêtes d’
hiver de chez nous, ça doit être urgent pour lui de rentrer à la maison.

Notre moyenne s’améliore, on passe de 4,5 à 7 noeuds, ce qui nous donne 311 kilomètres par jour. Je sais, en TGV c’est une heure trente ! Et pourtant on a une sacrée impression de vitesse, lancés du haut de la vague comme d’un toboggan, avec des moustaches d’écume jusqu’au milieu du bateau. Cela dit, si nous avions été pressés, on l’aurait pris, le train. C’est comme cela qu
’on s’aperçoit que nos émerveillements sont réservés a ceux qui prennent le temps d’aller lentement.

Petit à petit, nous nous rendons à l’évidence. Les alizés ne sont pas là, tels qu’on les attends. Le ciel est souvent voilé, les vagues courtes et croisées, ralentissant le bateau, la mer est bleu d’acier, bardée de blanc, et me rappelle les étendues de lave cacophoniques des Canaries, en plus fluide. La partie de plaisir se transforme en épreuve, plus ou moins difficile selon l’aptitude de chacun à garder son équilibre. Il y en a qui paient dans les fêtes foraines pour ce genre de sensation. Le bateau se déplace dans toutes les dimensions ; de haut en bas, l’étrave plongeant ou
se dressant, de gauche à droite tout en tournant sur lui-même et basculant d’un bord sur l’autre. Même la sensation d’avancer est remise en cause, car les vagues nous dépassent très vite. Pour barrer, il faut sentir le déplacement spatial du bateau, lui mettre le cul dans l’axe de la vague qui vient pour diminuer le roulis, contrecarrer sa rotation au bon moment pour ne pas amplifier le roulis, « lancer » le bateau sur ses rails, et le ramener en douceur dans la direction choisie. La vague passe, et on
recommence la manoeuvre pour sa suivante. Crevant ! Heureusement, le pilote automatique prends la relève à la demande, mais lui se fiche du roulis. Il garde le cap, quelle que soit la vague, ce qui amplifie les mouvements du bateau.

Bonne nouvelle, personne n’est malade à bord. Les organismes s’habituent, et Gaétane nous fait du pain, de la brioche, et des super plats qui sont bon pour le moral. Attention, il faut aimer le poisson, et principalement la Dorade Coryphène, dont on a en permanence quelques kilos au frigo. Dorade panée, au court bouillon, en matelote, au gingembre et moutarde, au citron
et lait de coco, en cotriade, brandade, rillettes, je vous laisse imaginer notre joie le jour où on a pêché un thon. Quentin et Bérenger font comme à la maison, peignent leurs soldats cosmiques miniature, jouent à l’ordinateur, depuis peu lisent, et surtout, font leurs devoirs, ce qui est assez admirable dans ces conditions de mer.

C’est la raison pour laquelle ils sont dispensés de quarts de nuit. Il faut vraiment être reposé pour se concentrer dans notre Grand Huit.

Pendant la traversée, Gaétane aussi en est dispensée. Nous naviguons à quatre bateaux, et ce sont les gars de chacun des bateaux qui se relaient pour les quarts. Les seuls dangers sont les autres bateaux, et il y en a plus qu’on pourrait le penser, et les grains orageux qui font passer le vent de rien à tempête en quelques minutes. Cela se détecte très bien au radar,
lorsque la nuit est opaque. Comme nous sommes cinq gars, nous ne faisons que deux heures de quart par nuit. Le reste est passé à somnoler peinard dans une bannette, l’écouteur de la VHF collé prés de l’oreille. On se lève d’instinct toutes les heures, ou dés qu’une anomalie se fait sentir à bord. Un bruit, le mouvement du bateau, le moindre changement est un signal d’alarme.
Un petit tour pour régler le soucis, et retour à la bannette. Tout le monde dort beaucoup, parce que c’est fatigant de se cramponner vingt quatre heures sur vingt quatre, même en dormant.

Dans ce qui pourrait apparaître répétitif, voire lancinant, nous sommes des guetteurs d’instants. Dans l’apparente uniformité de notre environnement, s’organisent secrètement des spectacles qui peuvent surgir d’un moment à l’autre. Ce matin, un grosse tortue saluait notre passage d’une patte levée hors de l’eau. Hier, une compagnie de petits rorquals nous accompagnait quelques heures. Dix mètres de baleine se faufilant dans la peau translucide
des vagues, nageant sur le dos pour passer sous la coque, à trois fois la vitesse du bateau, c’est de l’instant qui reste gravé dans les mémoires. C’est ce qui récompense notre acceptation de la lenteur.

Lents mais persévérants. Plus que deux jours de navigation, et nous
toucherons la Barbade. On a l’impression que la mer coule vers les Antilles, comme un fleuve dont le courant nous entraînerai. Le bateau déboule au fil des heures sur les vagues, le temps s’accélère, le retour à la vie terrestre se profile, changement de rythme, projets, seize jours passés comme dans un songe déjà derrière nous. Traversée très inconfortable, très éloignée de
tout ce qu’on peut lire sur le sujet, mais aussi la preuve que l’équipage est désormais solidement amariné.

Une page est tournée, nous voilà partis a la découverte de Antilles, avec comme point de départ ; Noël. Donc, joyeux Noël à tous, et à bientôt.

En cadeau un petit extra pour vous faire partager notre quotidien :

Ces quelques lignes pour ceux qui nous envient, pour les jaloux de notre escapade aventureuse, et surtout pour les romantiques qui n’auraient pas tout saisi. Quelques lignes pour vous permettre à tous d’apprécier le confort de votre auto dans les embouteillages et la simplicité d’un voyage en avion, d’apprécier VRAIMENT le croissant chaud du matin, et la Guiness du Paddy O’Downs.

Le jour se lève. La tempête s’est calmée, le vent à tourné dans la nuit et n’est plus qu’un souffle. Les voiles ne tirent plus dans le bon sens et les vagues sont restées grosses et croisées, jetant le bateau d’un bord sur l’ autre.

C’est l’heure des grandes manoeuvres.

A l’intérieur, un pot de confiture s’est propulsé sur la table à cartes, désertée par les crayons et la gomme qui se cachent maintenant quelque part dans les fonds, le thé s’est renversé dans le coffre à gâteaux secs, et une tartine me sert (très) momentanément de tong. Pour remettre de l’ordre dans
tout ça, comptez une bonne heure, plus quelques bleus et bosses parce que le bateau continue sa route mal toilé et ballotté.

Fin du premier tableau. Pensez croissant chaud, draps frais, odeurs de campagne. Pas mal non plus, non ?

A l’extérieur, le pont est humide. Je marche sur un poisson volant abattu par la DCA, m’éclate le pied sur un chariot d’écoute, il y a du sang partout, mais faut finir la manoeuvre. D’ailleurs ça ne fait pas mal, je ne suis pas encore réveillé, vu la nuit passée et l’ambiance au réveil.

Allez, je largue les trois ris, une bosse fait un noeud mais c’est normal, il faut que quelque chose coince, sinon c’est que ça va coincer. Retour au cockpit, étarquer le hale bas, pas oublier de choquer la balancine, ou est passée la manivelle de winch ?

Bon ; vent arrière, semi-pétole, spi ! Je l’attrape au fond du coffre, tenant le capot d’un pied, le spi d’une main et le bateau de l’autre. Je garde l’autre pied de coté au cas ou j’en aurais besoin. Aie ! Lumbago ! Tant pis, je me traîne avec le spi jusqu’à l’avant, prépare tout, ça y est, il ne reste qu’à hisser la chaussette, grand sac de la longueur du spi inventée pour faciliter la manoeuvre. Ben voilà, ça coince. Moi qui suis un gars tranquille, je commence à m’échauffer. J’affale la chaussette, dénoue le sac gordien, renvoie, et le spi se déploie majestueusement autour de l’étai. Retour au cockpit, réglage du bras, de l’écoute, du hale bas, de la balancine, du barber d’écoute. Au poil. Je suis dans l’état de Gérard
Lambert après une panne d’essence de sa mob. Un dernier coup d’oeil à la plage avant pour voir si tout est en ordre. Ca va. Tiens, c’est quoi ce petit accroc en bas du spi ? Bon, il n’y a pas de vent, ça va tenir. Aie, mon dos, la manoeuvre est finie et la douleur reprend ses droits. Je reviens à quatre pattes et en marche arrière au cockpit. Ca fait une demi-heure que je danse comme un bossu sur ce pont néphrétique, et puis j’ai mal au pied,
aussi, j’avais oublié.

Petit coup d’oil à l’intérieur, ça a l’air d’aller, il y a des volts qui se baladent mais ça usine.

La confiture a retrouvé son pot, la gomme son crayon et le plancher brille comme à neuf, et enfin tout le monde est vivant.

Je souffle, j’allume un clop, me verse un café refroidi du thermos. Le bateau a retrouvé ses ailes, quel bonheur d’être en mer. Le glou glou des vagues à l’étrave, tout ça. Et ce petit bruit, là, c’est quoi ? M..., le spi ! Le petit accroc fait maintenant cinquante centimètres. Je bondis en rampant jusqu’à l’avant, attrape le bout de la chaussette, trop tard. L’accroc fait maintenant quatre mètres, je range le spi, enfin l’ex spi, ou les deux spis, comme vous voudrez, je renvoie le génois, et finalement ça
marche presque aussi bien.

J’aurais peut être mieux fait de rester chez ma mère, comme un bon fils.

Voilà, c’est du vécu, heureusement pas tout le même jour, mais j’en ai gardé pour le dessert.

Alex

Commentaires

  • Joyeux Noël à vous quatre (vous l’avez bien mérité !) même si vous nous avez abandonnés avant
    que l’on fête "dignement" les presque 125.000 visites du site.

    Les "Passagers" et quelques autres ont bu votre part (les autres plus que les "uns").

    On répète pour bien s’organiser pour votre retour (dans combien de temps déjà ?)

    Bisous à vous quatre

    Anita

  • Euh ! C’est bien simple : le récit d’Alex ; ses aventures et sa fâçon de nous faire vivre tout ça... c’est délicieux. Je ne me sens aucun talent ni aucune matière aussi riche à lui conter.
    Et pourtant ça lui ferait plaisir, j’en suis sûre, qu’on lui réponde.
    Mais je me sens nulle ! Et si on si mettait à plusieurs ?
    C’est pas parcequ’il nous fait des exercises de style, comme s’il concourait pour le prochain "Goncourt", qu’on doit pas lui dire le bonheur qu’il nous donne.
    Oh ! Sa petite tortue qui lève sa patte pour dire bonjour !... Ca y est je rêve !
    Au secours tout le monde : qu’est ce qu’on peut lui dire ? Fanch : un dessin !

    Bises à vous quatre

    Françoise

    PS : Bravo pour votre organisation. Arriver à ne faire que 2 heures de quart par bâteau !... Je suppose que tu ne parles que de la nuit. Sinon, tu n’aurais rien de tout cela à nous raconter.
    Je vous souhaite de très bons moments pour cette fin d’année 2003, et pareils pou ce début d’année nouvelle.

  • .../...""Voilà, c’est du vécu, heureusement pas tout le même jour, mais j’en ai gardé pour le dessert. ""

    Alex

    Nous savons que vous avez beaucoup de choses à voir et à faire, mais quand nous n’avons pas de
    nouvelles, nous pensons tout de suite pirates de la mer, tempêtes etc...alors que vous êtes peut-être
    simplement entrain de vous reposer des fêtes.

    En espérant que tout va bien, nous vous souhaitons une année pleine de bonheurs et naturellement
    une santé de fer pour faire face à tous les imprévus possibles.

    bisous emboucaillés
    Anita

  • Bravo Alex pour ce que vous avez entrepris vous et votre famille
    Touyes mes félicitations
    Meilleurs voeux et bonne route
    J-Jacques TONNERRE