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"Horreur Boréale"

dimanche 13 mars 2005, par Admin

Ne vous laissez pas abuser par le debut du texte d’Alex, plus loin vous comprendrez mieux le titre (Gaëtane)

"Horreur Boréale"

Pétole ! Septième jour de mer, l’horizon immense s’est enflé à l’infini. Lorsque le vent tombe, l’horizon s’envole au loin, tout s’éloigne, sauf nous, pendant que le temps poursuit son chemin. Une aube, un jour, un crépuscule, lever de lune, nuit, et cela recommence, avec ou sans nous cela serait pareil, et pourquoi pas pour toujours.

Moteur ! Et nous pétaradons au milieu de cet univers endormi, traçant un sillage mou dans la houle lascive, parce que chez les hommes, il y a toujours un but, une extrémité à atteindre. Le mouvement nous rend à la vie, l’immobilité ressemble à la mort.
Un énorme anticyclone nous englue, voilà deux jours que nous fuyons son emprise molle, cherchant au Sud un peu d’activité atmosphérique, de l’air, du vent. Les cartes météo que nous recevons donnent la mesure de notre infinitésimalité. La bulle de calmes s’étend sur un rayon de 3000km, et nous en parcourons au maximum, dans ces conditions, 250 par jour. La furie de vent de Sud Est qui a marqué les premiers jours nous a rejeté loin au nord de notre route. Impossible alors de gagner au Sud sans perdre beaucoup de terrain, plusieurs dizaines de km par jours.

Lorsque le vent est trop fort, on ne remonte pas à moins de 70° de sa provenance,alors on garde le cap le plus favorable en attendant qu’il tourne un peu, s’il te plait, le vent, tourne toi un peu par là… Et pourquoi pas des grigri et des danses et des sacrifices rituels, contre cet acharnement à nous barrer la route ! Le sorcier du bord, le baromètre, nous dispense de toute tentative mystique. Lorsque la pression atmosphérique baissera, nous serons sortis d’affaire, à la porte des calmes, mais aussi peut-être devant celle des tempêtes.

Le sud est tout en démesure. Loin des terres, se trafique des pôles à l’équateur des échanges monstrueux, de tonnes et de milliards de mètres cubes d’air, du chaud, du froid, du sec et de l’humide. C’est ici que fonctionne la machine à air conditionné qui rend la planète habitable, c’est là que les échanges thermiques sont les plus violents, sur la surface glissante de l’océan, sous le trou de l’ozone ; nous regardons les cartes météo, et cela ressemble au Chaos.

Nous profitons du calme pour jouir de l’endroit, les albatros dessinent sur la musique de Galliano le tango du pacifique, dansent au ventre de la houle, qu’ils frôlent, de la pointe de l’aile, comme on suit la courbe d’une hanche, du bout des doigts. Le ciel change d’habit dix fois par jour, et chaque nouvelle robe nous perd en prévisions, en calculs, en espoirs de vents favorables. On bouquine, je relis Voyage au bout de la nuit, apologie de notre misérable condition humaine. Qui seulement se préoccupe du centième des immondes vérités qui se terrent dans nos cervelles, épargnés que nous sommes, par notre insouciance et notre rage de bonheur bêlant. Je lui laisse, à Bardamu, ses cauchemars, il y a d’autres angles de vue pour apprécier la vie, je lui laisse, et même je le remercie de penser tout ça à ma place, pour nous tous. Ce mec est un héros.

Les lions sont endormis, encore un jour bien calme, nous sommes à quelques poils des quarantièmes, ceux qu’on dit rugissants. Nous avons traversé les trente cinquièmes rétifs, les trente septièmes catatoniques, les trente neuvièmes hésitants, où sont donc les rugissements des quarantièmes ? Une veine de courant froid dessinait sont chemin dans la houle ce matin, lisse, huileuse, elle nous portait dans l’Est, compatissante. On y a croisé deux énormes cachalots, enfin des cachalots normalement gros, ce qui en fait des bêtes énormes, broutant nonchalamment je ne sais quoi prés de la surface, soufflant négligemment vers le ciel leur panache d’écume.

Au ralenti, nous les doublons, à moins de cent mètres, dans leur périmètre d’indifférence. Encore une de ces rencontres où l’on préfère se tenir un peu à l’écart, vu la sale réputation que les sanguinaires du début du siècle précédent leur ont fait. Et qui sait si cela n’a pas une histoire, le peuple des cachalots, avec une mémoire, et des envies de vengeance à l’égard de la race navigante, qui sait. Dans le doute, et parce que ça à l’air nettement antipathique, comparé aux rorquals, on n’hésite pas à appliquer la règle du délit de sale gueule et passer au large.

Nous poursuivons, je remercie Charles et Claire, qui nous ont proposé d’embarquer leur spi assymétrique. On atteint six nœuds dans dix de vent, on s’extirpe des draps du géant endormi, non sans mal, mais mieux qu’au moteur, en silence et en préservant nos réserves de gasoil, qui ne sont pas prévues pour traverser le pacifique. Nous en avons déjà brûlé la moitié, à moins d’un cinquième du parcours, et les fax météo ne sont pas rassurants, avec cet anticyclone qui, chaque jour, étend et renforce son emprise autour de nous. Pourtant le vent revient, au centre de l’anticyclone, incompréhensible. Nous nous retrouvons à nouveau au prés, vent et vagues contre nous.

A sept nœuds dans la plume, le bateau s’envole sur les crêtes et retombe parfois violemment, et parfois il perce la vague qui nous recouvre d’eau jusqu’au cockpit. Je ne veux pas trop réduire la toile, sous toilés nous ne serions guerre moins secoués, et il faut gagner dans l’Est au plus vite pour tenter de passer devant une dépression tropicale qui risque de venir visiter les parages dans quelques jours.

Evidement, quand le vent forcit, c’est parfois le jour, c’est parfois la nuit. Ce soir, après les multiples essais de voilure dans les calmes, je me retrouve au pied du mat avec des drisses emmêlées. Bagarre pour mettre au clair, puis bagarre pour vider l’eau qui s’est accumulée dans la trinquette pliée sur le pont, encore un violent effort pour envoyer la toile mouillée qui doit peser dans les quatre vingt kilos, vite, lover la drisse, sauter dans le cockpit, border partout et reprendre la route. En manœuvre de voiles d’avant, on se met grand largue pour diminuer le vent apparent et aller avec les vagues, plutôt que de risquer de se faire emporter par une mauvaise, avec l’étrave qui encense brutalement.

Pour chaque minutes passées à courir ainsi, il en faut cinq pour rattraper la route contre le vent, d’où la rage lorsque les choses, et en particulier les drisses, s’emmêlent. Je m’engueule pour cette mauvaise préparation, je proteste contre les éléments, ça défoule, ça permet de compenser les trois heures précédentes où j’ai vainement tenté de dormir, bondissant sur ma bannette à chaque vague, me disant :"il faut réduire, il faut envoyer cette putain de trinquette, cela n’attendra pas le changement de quart".

Une fois calmé, je me dis que deux enrouleurs, ça n’a pas que des inconvénients. Un enrouleur de génois pour le portant et le petit temps, et un pour la trinquette, une voile qui permet de tenir jusqu’à trente nœuds contre le vent, celle là même que je viens d’envoyer. Sans enrouleur, elle demande tellement d’énergie qu’on tarde toujours à l’utiliser. La notre vient d’un bateau de course de 18 mètres, je l’ai recoupée pour Horus. Indéformable, coupe merveilleuse, son seul défaut est son poids, on ne peut pas gagner sur tous les tableaux. Dans la journée suivante, malgré l’épaisseur du tissus et la trame de kevlar, les vagues ont réussi à la déchirer au dessus du point d’amure, c’est vous dire si c’est confortable. On l’utilise désormais avec un ris, le bas étant ferlé sur lui même, en attendant de meilleures conditions pour réparer.

Douzième jour, toujours au prés, à 42° de latitude. Nuit de lune froide, c’est le désert, la température baisse, seuls quelques oiseaux nous accompagnent, le jour. Albatros hiératiques, et d’autres moineaux du large, réunis souvent le matin en conciliabule entre deux vagues. "coincoin, trumptrump, couloucoulou", ça cause.

Les journées défilent à grande vitesse, on en passe une bonne partie à dormir pour récupérer des quarts de nuit, on bouquine, on manœuvre, on éponge les fonds lorsqu’une traîtresse vomit son écume par la descente, on veille surtout à la bonne marche du bateau. C’est ici la principale justification des quarts de nuit, la probabilité de rencontre d’un autre bateau est très faible. Il faut rester éveillés pour réagir en cas de problème, l’éloignement impose qu’on ne laisse pas dégénérer les incidents. Il faut garder tout le potentiel du bateau pour faire face au mauvais temps.

Loin de tout, nous gardons le contact par radio. Le net polynésien relie pendant une demi heure tous les jours ceux qui hivernent des Gambier à la Société. Hiverner, cela signifie passer la saison des cyclones. Alors que la majorité des bateaux fuient les tropiques de novembre à mai, certains comptent sur la chance pour être épargnés. Le risque est faible, mais c’est peu de choses, un bateau dan un cyclone. Chacun ses peurs.

Pour le moment, une tempête tropicale naît chaque semaine, sans toutefois atteindre la force d’un ouragan. Radio, donc, chacun donne des nouvelles, offre des conseils, j’ai pu joindre Gaëtane, je reçois des prévisions météo par Jacky et Annie, qu’on a rencontré à Panama. Rien que du blabla, mais c’est le fil qui unit les navigateurs du coin. On est pas des acharnés de la communication, mais se serait bête de ne pas savoir que le voisin à des soucis, alors qu’on est à coté. Les voisins sont tellement rares, ici… Et les journées passent, toujours contre le vent, nous réussissons à faire d belles distances, à plus de 6 nœuds de moyenne.

Première dépression, toujours au prés, on atteint sept nœuds dans les pointes, avec la trinquette arisée et trois ris dans la grand voile. La mer est épouvantablement hachée, plusieurs houles courtes se croisent, nous tombons littéralement dans des trous, le bruit est affreux, Horus gémit, transperce la vague suivante qui nous transforme en sous marin pour quelques secondes, et repart à l’assaut de la suivante. Les rafales atteignent trente cinq nœuds, rien de terrible, mais la brutalité des vagues transforment la progression en combat. Pas de dîner ce soir, café fort et chocolat. Pas envie de dormir non plus, je reste les yeux rivés au tableau d’instruments, guettant un changement de direction du vent, suivant la chute du baromètre, m’attendant à pire. On s’endort malgré tout, par paquets de minutes, frissonnants dans nos cirés humides, prêts à agir.

Dans l’aube au teint malade, le vent tourne enfin, mais chute. Au travers d’un voile de pluie froide se dessine une barre de nuages, qui se déplace à grande vitesse vers nous. L’ anémomètre monte à quarante nœuds, heureusement nous attendions la suite des évènements pour décider ou pas de renvoyer de la toile. La rafale dure une minute, on se regarde Bruno et moi, interloqués. Une drôle de sensation nous frappe au même moment, juste avant qu’une deuxième rafale, identique à la première, projette le bateau de quatre à huit nœuds en quelques secondes. Comme le vent d’une locomotive qu’on sent avant qu’elle entre en gare, le souffle d’une locomotive géante.
Nous attendons la saute de vent au Sud Ouest, habituelle après le passage d’un front.

Rien ! Le vent disparaît, lâche quelques bouffées hésitantes, nous abandonne sur le champ de bataille, où des vagues de quelques mètres disputent un drôle de match. La mer est hérissée, noire et agressive, quelques crêtes déferlent ça et là, rageusement, et des milliers de vaguelettes hachent la surface. Les quarantièmes sont de mauvais poil, mais nous continuons, c’est encore loin l’Amérique. Le jour levé je fais du pain, pour réchauffer le bateau, et nos carcasses.

Encore une journée à traquer la risée, c’est les quarante quatrièmes asmhatiques ! En dessous de trois nœuds de vitesse un coup de moteur, pour ne pas laisser les vagues bousculer les voiles. On sort le spi, on l’affale aussi sec en apercevant des trous. Pas de chance, les batteries que j’ai acheté à Opua avant de partir ne sont pas aussi étanches que ce qu’en dit la documentation, ou alors, ont peut être été trop remplies par le vendeur. Une traînée d’acide, sur le plancher, a traversé le sac du spi et mangé le tissus en en deux endroits. Je répare, ça occupe, puis le vent ne permet plus qu’on l’envoie. Le soleil revient, nous sommes au cœur de la dépression, on met à sécher tout ce qu’on peut, car après trois jours le nez dans l’écume, tout est humide. Ce qui paraissait étanche ne l’est qu’approximativement, et ce qui l’est suinte de condensation, avec une température qui descend maintenant en dessous des quinze degrés la nuit.

Passé le quarante cinquième, le spi remonte au mat, le vent semble tout à coup daigner nous être favorable, et modéré. La météo nous annonce force 4 à 5 de sud, pour plusieurs jours. Excellente nouvelle, nous avons l’impression d’apercevoir les côtes du Chili. Nous avons modifié notre destination, cap sur Valaparaiso désormais, pour gagner quelques jours et retrouver plus vite Gaëtane et mes gabiers de cockpit. A dix sept heures, confirmation d’une météo clémente et favorable, par les services américains. Il semble que le force 8 que nous subissons soit temporaire. J’ai retaillé la trinquette au couteau, ne conservant que la partie supérieure, au dessus du ris, car les paquets de mer qui frappent la partie inférieure, ferlée, déchirent les attaches des garcettes de ris.

Nous filons à 7 nœuds, à nouveau dans l’ambiance sous-marin. Je calme le jeu à la tombée de la nuit en affalant la grand voile, le vent est monté d’un cran à force neuf, je laisse courir vent de travers, toujours rapide, pendant que le vent continue à forcir. Les grains qui se succèdent nous font croire au passage d’un front, et nous attendons l’accalmie, alors que le jour disparaît, dans une soupe noire, humide et glaciale. Il fait quinze degrés dans le bateau, nous dormons en ciré, prêts à intervenir.

En fin de nuit les rafales atteignent 60 nœuds, le vent est établi à cinquante, c’est la tempête. J’affale la trinquette, qui commence à se déchirer, malgré l’épaisseur du tissus kevlar. Nous voilà en cape sèche, la grand voile ferlée sur la bôme nous propulse et nous progressons toujours vers l’Est, au ralenti, sous pilote automatique. Je m’offre une pose sur la bannette de quart, écoutant le vent hurler dans le néant.

Tout à coup je me retrouve de l’autre coté du bateau, projeté dans la bannette deBruno, que j’aperçois enfoui sous le contenu intégral des équipets tribord. Leur filet de protection a cédé sous la force du choc. La mer bouillonne de l’autre coté des hublots, Horus est couché, barres de flèches dans l’eau. L’anémomètre affiche 70 nœuds dans les rafales, nous sommes au seuil de l’Ouragan, je sens qu’il y a un truc qui ne colle pas avec les prévisions météo…

Alors commence le chemin de Croix, de la Croix du Sud évidemment. Nous mettons en fuite, dans une mer de plus en plus forte, nous relayant toutes les heures à la barre, pour laisser l’autre pomper les fonds. Aucun bateau de série n’est prévu pour naviguer sous l’eau, et il suffit d’une dizaine de litres, sur Horus, pour que l’eau monte au dessus des planchers. Bientôt une autre vague nous renverse, sur l’autre bord. Les chandeliers sont pliés à 45°, la bouée couronne s’est fait la belle, la ligne de survie et celles de pêche jouent "les spaghetti font du ski nautique". Horus répond bien à la barre, quasiment arrêté, il reprend son cap rapidement, à temps pour éviter la vague suivante. Impossible de remonter le matériel à la traîne, il faut tout couper. Trouver de quoi condamner les coffre de cockpit, dont l’un s’est ouvert, ouvrant sa gueule béante aux embruns. Renforcer l’amarrage du panneau solaire, qui risque d’arracher son support. Contrôler que les dalots soient clairs, pour que l’eau s’évacue au plus vite. Lover et saisir tous les bouts afin qu’ils ne se prennent pas dans l’arbre d’hélice…

Alors que je m’affaire, Bruno vient aux nouvelles. Il a la gueule en sang. La cocotte minute, que nous avions stocké dans la cabine arrière pour écoper le bas de la cuisine, lui a sauté au front, après une trajectoire incompréhensible. Un peu sonné, il arrive heureusement à se soigner lui même. Lorsqu’il vient me relayer à la barre, il me glisse "c’est un peu le bordel, en bas !"

Après un renversement sur chaque bord, le contenu du bateau s’est mélangé. Le coin table à carte est tapissé d’épices et d’herbes de Provence, le matériel de navigation baigne dans les éviers et sous la gazinière, une bouteille de nuoc nam se répand sur la bannette de quart, colorant les bouquins qui s’y entassent, des gâteaux sec font de la bouillie sur le plancher, c’est effectivement "un peu le bordel". J’entasse tout ce qui est encore en bon état dans la cabine de Quentin, la plus "isolable", et reprend le pompage. Des coffres centraux ont jaillit des canettes de bière, où je les renvoie, armé d’une visseuse pour les verrouiller. Malgré le panneau de descente, les déferlantes arrivent à glavioter jusqu’au milieu du carré.

Régulièrement le bateau part dans des surfs monstrueux, dans un grognement qui couvre presque le hurlement du vent, vibrant de toutes parts. Très vite on s’habitue aux embardées, je cale un matelas dans la coursive pour nous organiser un coin repos. Les mains gonflées, gorgées d’eau et de sel, les pieds engourdis, fripés, glacés, nous arrachons quelques minutes de sommeil agité au courant d’air> > polaire qui tapisse le carré.

Toute la journée les grains se succèdent, annoncés par une éphémère baisse de vent à quarante nœuds, suivie de rafales à soixante. La mer est terrifiante, du haut de la vague on découvre à perte de vue un champ de fleurs mortelles, déferlantes épanouies en volutes blanc émeraude, veinées de tourbillons glacés, de ce bleu qu’on ne voit que dans les séracs de haute montagne.

Le vent décapite les vagues, emporte l’écume en cheveux cinglants, marbrant la surface noire et visqueuse au milieu de laquelle nous survivons. L’air est par moments irrespirable, saturé. Deux trains de houle se croisent, de Sud Ouest et de Sud Est. Il faut saisir la bonne vague pour lancer le bateau, exactement dans son axe, sentir d’où elle vient sans se retourner. Souvent une vague concurrente cherche à voler sa proie à la première. Si l’on s’en aperçoit à temps, on peut composer. Sinon, une main de géant nous jette sur le coté comme un jouet d’enfant, roulant le bateau jusqu’au milieu du roof.

Tenir, tenir, tenir. Tant que le bateau est entier, tant que nous sommes à bord, nous gardons toutes nos chances de survie. Dans l’eau à dix degrés, la mort est, paraît il, indolore et rapide. Pas de place pour la peur, il faut juste tenir, pour ceux qu’on aime, pour vivre. J’envisage déjà la nuit suivante, combien de temps pourrons nous continuer à barrer ainsi, frigorifiés, épuisés ? Combien de vagues, de coups de poings le bateau peut il encaisser sans faiblir ? Certaines d’entre elles dépassent dix mètres, quelle probabilité avons nous d’être mangés par la plus vorace ? Le spectacle est fantastiquement morbide, tout ce qui nous entoure sue la violence et la brutalité pures, le froid, le vent, la mer conjuguent leur virtuosité assassine dans un son et lumière décadent, ultime.

La vague qui me surprend à ce moment claque comme un coup de tonnerre à mes oreilles, alors que j’en dévale une autre dans un festival d’écume. Elle soulage l’arrière par tribord, l’enveloppe et le projette dans l’eau avec une force irrésistible. Je ne tiens plus au bateau que d’une main sur la barre, puis la sangle du harnais se tend, il n’y a plus d’air. Je flotte, respire la mer et boit une tasse écœurante, pendant que mes pieds cherchent d’instinct à retrouver le pont. Quelques secondes, seulement. Je retrouve ma position à la barre, le gouvernail répond et ramène Horus dans l’axe. Le panneau solaire a été arraché de son cadre, il bat comme une lame de verre dans la furie, je sectionne le câble qui
relie encore au bateau et le regarde disparaître dans les flots.

Le panneau solaire, élément symbolique de l’équipement du bateau, de ceux qui brisent les chaînes qui nous attachent à la société des hydrocarbures. Cette salope de vague vient de me le piquer, je la hais ! Vraiment, pas de place pour la peur ici, c’est un sentiment de hargne, ou d’aigre amertume, qui obture toute velléité d’admiration ou d’apitoiement. Je m’en veux de m’être fait enfermer dans ce piège, d’avoir installé des protections trop faibles dans le bateau, de voir le bateau dans cet état. Je hais cette tempête qui n’a rien a faire ici en cette saison, que personne n’a su prévoir, et dont je ne peux deviner combien elle durera.

Vers 22 heures, le vent culmine à quarante nœuds. On se regarde avec Bruno ;" c’est la pétole !" Sourires, on mesure la chance que nous avons, de passer ces moment avec un coéquipier qui tient la route. Nous calculons que les batteries peuvent alimenter le pilote toute la nuit, mettons à la cape à 60° du vent et de la houle, pour savoir dans quel sens nous roulera la prochaine vicieuse, et nous affalons, grelottants dans nos cirés trempés, jusqu’au lendemain matin.

Quelques jours plus tard, après des heures de nettoyage, de bilan, et diverses réparations, la vie reprend son cours. Nous atteignons bientôt la moitié de la traversée, mais le spectre de la tempête est encore là. Une voix sur la VHF nous surprend, un pétrolier nous double à quelques miles. Lui aussi a subit la tempête, et mis en fuite. Il se trouvait pourtant deux cent milles en arrière, avec des vents supposés moins violents. Leur journal de bord consigne des creux de huit mètres et des vents établis à 60 nœuds. Nous n’avons pas rêvé. Je vous parlais de voyages édulcorés dans mon carnet de voyage précédent. Cette fois, il a fallu de la chance, pour un peu ces pages n’auraient jamais écrites. On a une veine "pas croyab", pourvu que ça dure !

Pas de photos cette fois, tant de violence, la censure, vous comprendrez…

Alex

Commentaires

  • Quel souffle, Alex et ce n’est pas un jeu de mots...On reste scotché devant l’écran du début à la fin de ton récit. Et il y a des gens qui préfèrent aller au cinéma voir des films d’épouvante ?
    _J’espère que toi et ton co-équipier êtes maintenant remis de ces frayeurs et que vous n’en vivrez plus
    de semblables d’ici la fin du périple.
    Je t’embrasse (et Bruno aussi, il l’a bien mérité :)) )
    Anita

  • Houlà !

    Ca fait frissonner tout ça...

    Je vous souhaite un restant du périple plus calme et serein.

    Amitiés

    Henri - Groix

  • Salut Gaetane, Alex et les enfants,

    Quelles nouvelles !!!! chapeau bas et tout notre respect !!!!

    On était a auckland en decembre 04, on a cherché Horus sans succes ! snif !

    On vous embrasse, Nicole et Vincent (druvincent@wanadoo.fr)

  • Bonjour Alexandre et Gaetane,

    Bravo ! Vos articles sont passionants. Nous pensions parler de votre périple dans notre journal familial Roquefeuil Infos. Etes vous d’accord pour que nous reprenions en partie vos articles ?
    Merci

    hugues.deroquefeuil@wanadoo.fr

  • Alex ... tu es " deux " fois plus solide qu’un " Roc " alors ... ne laisse pas envoler ta " feuille " ... accroches-toi au crayon et continue de nous charmer de ton éloquente manière ..!

    Merci, Alex, pour ce que tu nous fais partager .... Je te pardonne de me secouer ainsi et de me donner le mal de mer !

    De la terre ferme d’une île solidement ancrée, je vous envoie toutes mes pensées admiratives ..

    Grosses bises à tous ... et petite brise .. à lui !

    Louis Barbusse