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Akaui, 5 août 2004.

jeudi 5 août 2004, par Admin

Dernière touchée avant le départ pour les Tuamotu, Akaui, que les british ont appelé "Baie Daniel". A peine visible du large, entre les orteils de géants de pierre dont les yeux piquent les nuages, la vallée s’abrite sous ses arbres, et ni le chuchotement de la rivière ni le bruissement des feuilles ne couvrent le silence ensommeillé que le
soleil caresse.

La plus riche, peut être la plus peuplée autrefois des
vallées de Nuku Hiva est aujourd’hui quasi déserte. Daniel en est le gardien, le seul habitant permanent, celui qui en connaît l’histoire, celui qui accueille les équipages des nombreux voiliers qui viennent ici
chercher un peu de tranquillité à quelques milles du zonzon de Taiohae.

Vallée d’Akaui

Comme tous les marquisiens, il entretient méticuleusement son terrain, balayant et brûlant les feuilles tombées, "débroussant" quotidiennement
ce que la végétation ne tarderait pas à envahir, avec ses légions d’habitants qui piquent.

Justement, ce matin c’est pour la débroussailleuse que je suis venu. Un petit réglage de l’indispensable engin en échange des pleins d’eau faits à son robinet la veille.

Nous nous sommes levés à cinq heures du matin, pour aller voir de prés, avec Gaëtane, la baie voisine, dont la plage de sable blanc délimite un joli jardin abandonné. Il y a un faré (habitation), avec un cheval dans la salle à manger, et des pamplemousses sur la table, il y a du linge aux cordes derrière la maison, et une chèvre dans un enclos, mais pas de présence humaine.

Pirogue

Les gens d’Akaui vivent à Taiohae, et y viennent
régulièrement, en bateau, car il faut 6 heures de marche pour y arriver, et pas de route.

Nous longeons la plage jusqu’à son extrémité. Caché dans la végétation, un paepae se cache au bas de la colline. _ Entre ses pierres s’accrochent des arbres, nous y cueillons un sac de papayes vertes pour le voyage.

Malgré nos précautions, monoï et anti-moustique, les vrais maîtres des lieux nous chassent au bout de quelques minutes.

Pendant que l’équipage prépare le bateau, je m’en vais m’occuper de la débroussailleuse. Il faut contourner une petite pointe rocheuse qui sépare les deux vallées, serrer les roches pour prendre la passe et entrer dans la rivière, qu’on remonte sur cinq-cent mètres pour
atteindre le village. Pas d’autre accès, les rouleaux sur la plage interdisent le débarquement. L’eau est troublée par les vagues et le flot de la rivière, et les requins adorent ce genre de restaurant./....

J’accoste et m’approche de chez Daniel : "shh, assied-toi là", d’un geste. Sa femme est en train de dire les prières matinales, en marquisien.
J’écoute, assis dehors sur un banc, dans la fumée des cocos qu’on brûle pour chasser les moustiques. Lorsque le rite est terminé, on m’invite à entrer, c’est l’heure du café. Nescafé, sans sucre ni lait en poudre
pour moi : "café désert" Les marquisiens parlent peu, et souvent de manière imagée, comme par énigmes humoristiques. Ils adorent se moquer des "franis" et tester leur bon sens, leur bonne foi aussi.

On évoque les bagarres politiques entre Oscar et Gaston, l’avant veille à Taiohae, à l’ouverture du congrès des maires de Polynésie. Les abus de pouvoir de Flosse, les promesses de Temaru, espoirs d’un peu plus de
justice avec leur nouveau président, un peu de méfiance, beaucoup de résignation. Je lui demande qui habite l’autre vallée, dans ce qui était sa maison avant que les américains ne l’en délogent pour tourner
"Survivor", un genre de "Kolanta". "Le chien, et le cheval" me répond t’il. Pas moyen d’en savoir plus, ni sur le paepae, et quand j’évoque les dizaines de traces d’habitation qui jalonnent le chemin de la
cascade, il lâche :
"avant, ici, trois mille personnes, et plus" Ses yeux se voilent, et il pleure.

(Cascade d’Akaui)Il a 77 ans, c’est un survivant du drame marquisien, de toutes ces maladies qui ont failli les exterminer. Il termine :"tu sais, les pierres, là haut, il ne faut rien prendre, rien emporter, c’est le passé, la vallée leur appartient" Quand nous sommes allé à la cascade, il y a une quinzaine de jours, nous avons marché pendant des kilomètres sur la "voie royale", un chemin
érigé sur de hautes pierres, surélevé du sol et percé de canalisations pour se déplacer à pied sec pendant les périodes de pluie. Nous avons traversé d’anciens villages, longé des murs, salué de vieux tikis de
pierre moussus, jusqu’au fond de la faille, une brèche étroite d’où chute de 350 mètres une eau vertigineuse.

D’énormes anguilles paressent entre les galets, les chevrettes (crevettes d’eau douce) sont farouches, on pique-nique au soleil en écrasant des moustiques.

Retour dans les arbres enchevêtrés, lourdes pensées des pierres noires taillées par milliers.
Cueillette, pommes-cythères, citrons et papayes, Daniel nous accueille en bas et ouvre des cocos verts pour étancher notre soif.

Photo de famille et pattes de mouche dans son press-book, comme les équipages qui
nous ont précédé depuis plus de trente ans.
La débroussailleuse ronronne, les yeux de Daniel brillent sur son sourire édenté, adieu, gardien de la vallée.

L’annexe est pliée, l’ancre levée, nous tournons le dos à notre plus longue escale depuis notre départ, de celles qui permettent de comprendre que le mode de vie européen n’est ni universel ni inéluctable. J’ai la gorge un peu serrée, je m’étais bien fait au rythme
local.

Debout à trois heures pour aller pêcher le thon en dérive, avec le bateau d’Henri, retour à six pour acheter le pain frais du petit dej du bord, puis café chez Louis, le "snack" du petit quai, accompagné de
poisson cru, steak, beignets. A neuf heures Matio vient me chercher, m’emmène chez lui dans son 4x4 éreinté, pour réparer son speed-boat.

Sous trois tôles et deux planches, on dose l’époxy avec précision, sans déranger la poule qui couve ses oeufs entre les roues de la remorque.

Juillet, c’est la saison des pluies. Parfois c’est trop fort, on remet au lendemain. Un matin au réveil, le mouillage semble être plongé dans la brume, plusieurs dizaines de cascades ont jailli des falaises dans la
nuit, et les rivières teintent la baie d’ocre et de sépia. C’est dégueulasse, mais on y gagne en contrastes de couleurs, avec des verts tranchés, des humidités scintillantes, des gris rageurs presque noirs.

Cela nous permet aussi de récupérer de l’eau douce pour maintenir les niveaux des réservoirs, puisque même la source en haut de la vallée est polluée. On a vu un voilier chilien embarquer 200 bouteilles d’eau
minérales et les vider dans ses réservoirs (plus d’un euro la bouteille).

Chacun s’organise comme il peut, et ceux qui boivent l’eau du réseau font la fortune des marchands de papier-toilette.

Juillet, c’est aussi "Le Juillet", mois de fête en polynésie. Chaque soir des animations et des spectacles, devant les "Barraques", des restaurants-bistrots construits côte à côte pour cette période
uniquement, démontés-détruits à la fin du mois. Il n’y a pas de débits de boisson aux marquises, alors c’est le temps du défoulement pour beaucoup de marquisiens qui sont plus sobres le reste de l’année, à la
bière et au méchant rouge en carton.

Ca chauffe un peu, parfois un bourre-pif s’échappe, tard le soir, mais c’est juste de l’expression corporelle un peu virile, pour la forme.

Quentin et Bérenger profitent du juillet à leur manière, il y a "disco" souvent le soir, ils vont danser avec leurs potes et leurs copines.

L’après midi, c’est rendez vous à la salle des sports, foot sur le petit quai, conciliabules entre eux, ils se font des amis, on ne les voit plus.

Nous nous accordons deux jours à Ua Pou, l’occasion de se baigner, ce qui nous manque énormément dans cette baie trop fermée, qui a du mal à absorber les effets de son développement démographique. Ua Pou, toute en
rondeurs et en vallées, concentre sa force minérale, commune à toutes les îles de Marquises, dans des pics acérés brutalement fichés dans le sol, en son centre.

Ua Poui

Six sentinelles dominent l’horizon, leur tête
fouettée par d’épais nuages que fait courir le vent. L’une d’entre elle semble drapée comme un empereur en toge, mais aucune n’échappe à son manteau vert. La végétation s’accroche à des parois invraisemblables, il
paraît qu’en haut les arbres sont des Bonzaï.

Escale dépaysante mais trop courte, nous revenons à Taiohae pour l’anniversaire d’un ami qui m’a emmené à la chasse quelques jours plus tôt. C’est un de nos cochons qui cuit depuis huit heures dans le four marquisien, et mon absence l’insulterai. Le four marquisien est la
meilleure façon de préparer le cochon, sûrement celle qui honore le plus l’animal. On se régale, on mange trop, mais c’est la fête.

Voilà, tout cela, et bien plus encore, se perd au loin dans les nuages.
Ua pou et ses sentinelles nous aperçoivent encore, puis nous retrouvons les trois cent soixante degrés de l’horizon. Cap sur les Tuamotus, déjà un gros thon jaune au bout de la ligne, le vent est aimable, la mer
douce et ronde, une page est tournée.

Alex...