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TONGA

samedi 27 novembre 2004, par Admin

Pour aller quelque part en voilier, la ligne droite est rarement la plus courte. Aux alentours de la Nouvelle Zélande se battent constamment anticyclones et dépressions.

Dans l’Est de ces anticyclones, se glissent les perturbations des quarantièmes rugissants qui, bien qu’elles y perdent quelques poils, arrivent à remonter jusqu’aux tropiques et perturber les
alizés. Aller droit de la Polynésie française vers la Nouvelle Zélande nous ferait affronter successivement calmes et tempêtes, et vents défavorables.

Nous choisissons de contourner le champ de bataille par le Nord, ce qui met sur notre route quelques escales possibles.

Nous attendons d’abord que Bérenger soit en état de repartir après son opération, au quai d’Uturoa. J’ai la chance d’avoir pu nous amarrer à l’une
des deux seules places faisant face au vent dominant d’Est, car dés le lendemain le Maramu se lève, nous offrant un temps d’automne en Bretagne,
pluies, rafales, vagues courtes et brutales à l’assaut du quai. Ce port est un piège, les bateaux amarrés le long de la route prennent le vent et les
vagues par le travers, nos amis de TaahaTiva voient soudain exploser leurs huit pare-battages et trouvent in-extrémis des pneus de 4X4 pour protéger
leur coque. Grandes manouvres pour trois bateaux amarrés prés de nous, nous tendons des aussières en travers du port pour les écarter du quai, et à la
nuit tombée chacun peut dormir sans trop de craintes.

Pas besoin d’être expert en météo pour comprendre que nous sommes désormais dans une situation complexe qui n’a plus rien à voir avec la régularité des
alizés.

Cette partie du pacifique est semée d’îles et d’îlots minuscules, qui permettent de faire quelques poses en chemin. La première sera Mopélia, à
une journée de Raiatea. Nous calculons que nous avons juste le temps de l’atteindre avant l’arrivée d’une nouvelle perturbation . Mopélia a été
"cyclonée" il y a six ans, c’est un atoll, très bas sur l’eau, toutes les fermes perlières et habitations y ont été détruites sauf deux, et la
population n’a pas été décimée comme le dit la rumeur, mais évacuée sur une autre île pour sa plus grande part. La centaine d’habitants s’est depuis
réduite à une douzaine. Beaucoup de sinistrés ruinés sont restés sur des îles plus importantes, ne possédant plus de quoi survivre, ni remettre sur
pied quoique ce soit chez eux. La nature a repris ses droits, l’ancien village principal n’est plus qu’un souvenir envahi par la végétation, d’ou
émergent de rares témoins de fondations. Un séchoir à coprah colossal, une dalle d’environ trente tonnes posée sur pilotis, gît prés du rivage retournée comme une feuille, les fers à béton en l’air. Dans ce village
fantôme, les bernard-l’ermites pullulent, grossissent jusqu’à ne plus trouver de coquille à leur taille. Alors ils bronzent, devenant bleus puis
marron. Les plus gros font des terriers et sont délicieux à ce qu’on en dit.

On en trouve en grappes compactes autour d’une noix de coco, au pied d’un buisson, comme des guérilleros caparaçonnés. Ils n’ont pas peur de nous,
viennent tenter de goûter à nos doigts de pied si nous cessons de bouger.

Cauchemardesque !

Le nouveau village s’est développé à l’autre extrémité du motu, mais je préfère notre mouillage désert où poussent les patates de corail, où nous
allons chasser deux fois par jour. Une murène saisit un poisson que je viens de flécher, et disparaît avec la flèche au fond de son trou. Je n’arriverai
pas à la récupérer. Je déteste les murènes.

Une ou deux barques à moteur passent dans la journée à proximité, on se salue, mais les "mopéliens" ne cherchent pas vraiment le contact. L’un
d’entre eux vient vendre des perles à nos potes de TaahaTiva, nous passons à leur bord par curiosité. Pas loquace, le gars. Il arrive avec son fils de
l’île voisine, Maupiti, pour s’occuper de sa ferme perlière. Le bateau qui est arrivé hier avec un peu d’avitaillement reviendra dans deux mois, et lui
permettra de rentrer chez lui. Il faut un tempérament de gardien de phare pour vivre ici. C’est beau d’une infinie simplicité, essentielle et
indifférente au bourdonnement humain.

Le ciel nous offre des spectacles inédits, la dernière nuit est somptueusement ornée de gigantesques orages, tonnant à plusieurs dizaines de
kilomètres de là pour notre plus grand soulagement. La perturbation est passée et nous pouvons mettre le cap à l’Ouest avant que la suivante ne nous
prenne au piège. La passe de Mopélia nous fait son cinéma, nous serrons les fesses en embouquant l’étroit chenal qui nous jette dans l’océan, poussés
par quatre nouds de courant, puis secoués par un genre de mascaret océanique. On ose même pas imaginer l’endroit par mauvais temps.
Nous avions peur de manquer de vent. Dés les premières heures le Suet s’établit à plus de 25 noeuds, et montera jusqu’à 40 sous grains le deuxième
jour. Mon équipage a petit appétit malgré mes efforts culinaires, la mer est forte et martyrise les estomacs. Enfin cela se calme un peu et nous doublons
Palmerston à sept nouds de moyenne. On voit danser entre deux vagues ce petit bout de terre verdâtre, situé exactement sur la route de Mopélia à
Niue, un des endroits les plus isolé de cette partie de la planète.

Petit regret de passer si prés d’un tel endroit sans s’arrêter, nous savons que ce genre d’occasions est rare, mais l’équipage rêve de faire une pose
dans une endroit simple d’accès et abrité, avec du pain frais et des croissants chauds si possible.

Le vent et la mer se sont calmés, mais les courtes vagues croisées nous font la vie dure, les pluies fines alternent avec de lourdes ondées, le soleil se
fait désirer, la pleine lune nous enveloppe d’un halo fantomatique, et finalement, à dix heures de Niue, le vent disparaît, vaincu par l’épaisseur
du ciel. Nous bouchonnons en maugréant, incrédules, et affalons les voiles qui claquent inutilement. Le moteur démarre en rechignant (tient, des soucis
en vue !), nous poursuivons dans le bruit et l’odeur en nous dandinant d’un bord sur l’autre, encerclés par des nuages de plus en plus noirs. Le vent
revient timidement, du Sud-Ouest, puis de l’Ouest, pour enfin nous redevenir favorable, accompagné de pluies terriblement humides. Avant l’aube un
village de Niue laisse apercevoir quelques éclairages, nous mettons à la cape en attente devant la capitale, et prenons un mouillage au lever du
jour. Le port est constitué d’un quai battu par la houle, et de quatre bouées mises à la disposition des voiliers de passage, mouillées par cent
mètres de fond. Je ne sais pas comment font les bateaux au delà du quatrième.

"Sinistre", me dit Quentin à son réveil, avec une nuance de reproche.

Effectivement, sous un éclairage grisâtre, il se dégage des falaises de corail surplombées par une végétation miteuse un sentiment de tristesse et
d’abandon. Nous apprenons plus tard que Niue aussi a été dévastée par un cyclone, et comprenons que l’aspect des alentours du quai est du au fait que
tout y a été détruit, jusqu’aux cuves à carburant qui penchent de manière inquiétante. Nous allons nous coucher pour finir notre nuit, quand des
appels nous arrivent de l’extérieur. Le skipper du bateau Néo-Zélandais voisin, Mike, nous propose de nous acheter du pain frais, et nous informe
que toute l’île est en sommeil pour trois jours fériés, pour cause de visite ministérielle. Je contacte le service radio local pour demander
l’autorisation de débarquer, mais c’est interdit tant que les douaniers n’en ont pas donné l’accord. On me permet de présenter mes papiers à terre,
exceptionnellement, car les "entrées" se font habituellement à bord. Je poireaute deux heures pour rien, la famille est dépitée à mon retour, de ne
pouvoir aller se dégourdir les jambes après six jours de mer. Dommage, les quelques personnes que j’ai rencontré étaient très accueillantes mais je ne
veux pas risquer de froisser les autorités locales, alors nous restons à bord, organisant un thé pour nos voisins Néo-Zélandais et nos amis de
TahaaTiva qui nous ont enfin rejoint dans l’après midi..

Le lendemain pas de douaniers, tout nous pousse à poursuivre, la nuit a été reposante, nous achevons notre plus courte escale en larguant le mouillage à
midi. Ce n’est pas sans regrets, mais passer trois jours à bord sans pouvoir débarquer, ça manque d’intérêt.
Nous retrouvons le temps musclé dont l’île nous abritait, houle bien formée et rafales à quarante noeuds. _ Atterrissage au "ralenti" deux jours plus tard,
à sept nouds encore sous trinquette seule, puis louvoyage tonique dans la brise pour atteindre le port de Nuku Alofa, capitale des Tonga, trois ris
dans la grand-voile et un à la trinquette. Mouillage sous les rafales, parmi la dizaine de voiliers en escale, sans fausse note. Il fait gris, c’est
plutôt moche en apparence, mais c’est la dernière escale d’où nous pouvons attendre tranquillement des conditions favorables pour bifurquer vers la
nouvelle Zélande. Nos amis de TaahaTiva, motivés par une météo favorable à court terme, décident de repartir deux heures après leur arrivée. Leur
bateau est plus confortable que le notre. Sur Horus, on préfère se poser quelques jours, dessaler, sécher vêtements et intérieur du bateau, et
guetter le moment qui nous donnera la chance de mouiller au mythique Minerva Reef.

Du point de vue navigation, nous aurions du poursuivre comme Taaha Tiva. Ils sont vite arrivés en Nouvelle Zélande, ont bénéficié de vents forts et
portants tout leur trajet. La météo locale est mélancolique, ne nous donnant pas vraiment l’occasion d’apprécier la nature tongienne, mais comme le
niveau des vivres est au ras des planchers, nous devons faire les pleins.

Nous apprenons par ailleurs que l’été est encore loin de la Nouvelle Zélande, avec des températures en dessous des 15 degrés. Aucuns regrets
d’être restés, car de plus nous serions tombés en panne de gaz. Les bouteilles achetées à Tahiti durent deux fois moins longtemps qu’à
l’habitude, soit nous avons une fuite de gaz inodore et indécelable, soit les bouteilles de camping-gaz sont mal remplies à Tahiti.
Grâce à Radio Mouillage nous obtenons très rapidement toutes les infos utiles sur Nuku Alofa, le séjour commence.

Première rencontre, à la caisse du supermarché étique du centre ville.

Cherchant à me débarrasser de notre vieux récepteur BLU, je demande si quelqu’un veut bien le déposer chez un réparateur local afin qu’il le
remette en état pour le vendre à son compte. Ma voisine de caisse saute sur l’occasion en disant dans un français parfait que le poste l’intéresse, même
en panne, et qu’elle va le faire réparer pour elle même. Elle est prof de français à l’université locale, et représente l’ambassade de France aux
Tonga. C’est l’occasion d’en apprendre plus sur ce petit Royaume indépendant, qui n’a jamais été colonisé. On l’invite à passer à bord avec
le fonctionnaire de l’immigration qui a officialisé notre entrée dans le pays. Il parle aussi français, et a passé trois ans en France en fac de
lettres. Nous apprenons qu’il y a eu beaucoup de coopération Franco-Tongienne, particulièrement dans l’agriculture. Notre ambassadrice
nous offre d’ailleurs une magnifique pastèque, et du café local. Les deux sont excellents et la pastèque s’inscrit au palmarès des bonnes surprises
culinaires polynésiennes.

Au marché du centre ville, un hall de cinquante mètres de long abrite un millier de pastèques que des mômes se passent comme des ballons de rugby
pour les empiler en pyramides ordonnées. On dirait des oufs de martiens, qui projètent leur fluorescence vert pale sous la voûte de tôle ondulée et
contraste ironiquement avec la rangée voisine, brune et terreuse, des vendeurs d’ignames.

A l’intérieur du marché, petite variété de légumes, bibelots à touristes en pagaille, mais surtout un échantillon intéressant de la maîtrise du tressage
et des tapas des Tonga. La feuille piquante du Pandanus devient soie, l’écorce de bois velours, dans des réalisations impressionnantes.

Nous voilà avec une ambassadrice et le traducteur officiel du premier ministre. C’est bath, non ? Nous serons invités à voir l’ouverture d’un
tournoi de rugby, ambiance hilarante à la Don Camillo. Le premier match oppose l’équipe de la Police à un village de l’île, occasion unique de se
venger des tracasseries policières. Ca jacasse et rigole dans les tribunes, les aficionadas font monter la température, leurs hommes sont plus réservés.
Pendant la mi-temps, quelques personnes dansent ou chantent devant le public, lequel apprécie la qualité de leur prestation en glissant des
billets dans leurs poches, qui s’envolent au vent poursuivis par une grande dame très digne avec sa jupe traditionelle en natte tressée serrée sous la
poitrine. Pendant ce temps un balaise ironique un peu paf singe les artistes de l’autre coté du terrain, puis s’esquive dans un tango surréaliste avec le
flic venu le rappeler à l’ordre.

La journée se poursuit devant quelques verres de Rhum chez Viliami le traducteur, on cause de ce système de monarchie constitutionnelle qui
n’inspirerait pas confiance chez nous, mais qui au final ne fonctionne pas plus mal que notre démocratie qui vue d’ici, est dominée par la même poignée
de politiques et de financiers depuis des lustres. On se finit dans un pub, avec un pote rasta des Vanuatu, deux milliardaires du thé indiens, une pute
chinoise qui drague des cadres australiens ou kiwis en mission, et puis, sorti comme d’un chapeau, un contestataire chevelu qui dénonce bruyamment
les excès de la royauté. Les polynésiens ne parlent jamais ainsi, ne haussent jamais la voix, et encore moins en public. On frôle le règlement de
comptes. Comme ailleurs en Polynésie on ne meurt pas de faim ici, la terre est généreuse et le climat clément, mais la jalousie et l’envie fleurissent
comme le taro et le manioc sur les déchets clinquants et surnuméraires de la société de consommation (ouf). La glèbe n’accepte plus son sort, ça va
devenir difficile d’être Roi dans ces conditions. Sale temps pour les traditions, saleté de mondialisation, salauds de pauvres !

Le réveil est difficile le lendemain matin, avec sous le scalp une troupe de guerriers dansant leur Haka vengeur. Nous allons nous faire pardonner nos
excès chez les adventistes avec Viliami, qui veut nous faire entendre la chorale. La messe en Tongien, pour nous, ça vaut le latin, mais les chants
sont vraiment magnifiques, d’autant plus que tous les fidèles chantent avec la chorale. Je vous laisse imaginer les voix des ces hommes et femmes qui
dépassent pour la plupart cent kilos et qui sont une bonne centaine.

Vibrante communion ou la foi cède le pas à la musique, peut être pour compenser la vacuité du prêche dont témoignent quelques ronflements
discrets. Il y a une multitude d’églises aux Tonga, variantes catholiques et protestantes, mormons, et autres. C’est tellement plus facile d’être
tolérant avec des gens qui partagent votre opinion.

Quoiqu’il en soit, nous remercions Viliami de nous avoir offert une vision plus précise de son pays que celle qui saute aux yeux. La Royauté n’est pas
ostentatoire, ce petit pays fait comme il peut à l’ère du mondialisme, avec 60% de sa population travaillant à l’étranger et pourvoyant à 60% de sa
richesse. Il fait comme il peut, il conserve sa langue (les immigrés chinois apprennent le tongien avant l’anglais), échappe, peut être malgré lui, à
l’uniformisation américaine, et entretien la convivialité commune à tous les peuples polynésiens.

Salut les Tonga, cap au sud, la Nouvelle Zélande nous attend.

Alex