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Valparaiso
mercredi 6 avril 2005, par
Passé l’épisode musclé de la tempête, il reste un peu plus de la moitié du pacifique à traverser. Nous "surfons" plusieurs jours sur la tête d’un anticyclone, le vent de Sud, puis de Sud Est, donc à nouveau contre nous. Habitués à des anticyclones ensoleillés et calmes, on se demande d’où vient tout cet air.
Le ciel est gris comme un week-end de novembre à la campagne. Je guette, mais en vain, les premiers champignons au pied du mat.
Le génois est trop grand dans les rafales, et si j’en roule une partie, parfaitement inefficace à cette allure. Je rapatrie la trinquette dans le cockpit et me lance dans quatre heures de couture sous les embruns, videlles, rapiéçage et on peut enfin reprendre une route correcte à bonne allure. On gagnerait des miles à passer plus de temps derrière la barre, mais les journées à plus de 6 nouds de
moyenne s’enchaînent, et le vent est glacial, et puis on a pas signé pour le goulag. Le pilote endure sans énervement ces conditions barbares, les journées se passent à bouquiner, dans le frigo ruisselant de condensation qu’est devenu le carré. Deux bons repas chauds par jour maintiennent le moral au beau fixe, on se remémore la tempête par moment, et on trouve que c’est finalement presque douillet ainsi. Les concurrents du Vendée globe 2000, qui naviguaient pourtant bien plus au Sud, n’ont pas connu de vents aussi violents.
Une nouvelle ligne de pêche est mise en service, on se régale bientôt d’un joli petit thon, un thon nain de trois ou quatre kilos, dépecé acrobatistiquement sous la douche froide des petites déferlantes latérales et vicieuses qui viennent régulièrement nous rappeler que les quarantièmes sont un endroit inamical dans lequel on ne s’aventure pas impunément et que le privilège d’y avoir traîné sa
quille se paie au prix d’un peu d’inconfort (ouf).
Les liaisons radio marquent la fin de la journée, on est touchés d’entendre autant de messages d’encouragement, de réconfort, Horus devient le centre d’intérêt du Net pendant quelques jours. C’est comme au JT, le sensationnel fait recette, mais nous ne boudons pas cette présence chaleureuse et sincère, bien au contraire.
Nous recevons des tuyaux sur le Chili, des adresses en cas de besoin, cette solidarité n’a pas son pareil à terre. Avec des contacts du Chili à la Nouvelle Zélande, et surtout en Polynésie, on se sent plus que jamais "du pays des marins", vaste territoire au delà des frontières, polyglotte et sans drapeau.
Après 25 jours de mer, nous pénétrons dans une autre carte marine, bordée dans l’Est par le continent Sud-Américain. Ca sent la dernière ligne droite, mais le vent mollit et tourne à l’Ouest. Vent arrière, trop faible, on avance plus du tout. Finalement le bonheur est dans le près ! (par petit temps). La dernière ligne droite représente tout de même 2000 milles, l’équivalent d’une traversée de l’Atlantique.
Espoirs et frustrations se succèdent, vents changeants, vents
contraires, vents trop faibles puis trop forts, ciel gris, de toutes les nuances du gris. La mer violacée coiffée d’écume émeraude bouillonne même au cour des calmes, charriant de vieilles houles teigneuses dont on ne peut rien tirer. Les rares moments de tranquillité, entre deux manoeuvres, sont mis à profit pour dormir
sur les éponges que sont devenus nos matelas. Nous profitons de chaque rayon de soleil pour mettre le nez dehors, d’où certains jours même les oiseaux disparaissent. C’est le désert gris ! Privés de musique depuis la tempête, certaines heures sont un peu ternes, jusqu’à ce que Bruno me rappelle que j’en avais stocké dans l’ordinateur. On braille Compay Secundo en duo, heureusement que personne ne nous entend, mais Cuba réchauffe l’atmosphère.
Dans le ciel un avion doit tracer sa route, avec Gaëtane, Quentin et Bérenger bien au chaud dans ses entrailles argentées. Dés demain ils seront à Santiago, et nous, ici, définitivement "en retard".
8 jours plus tard, TERRE !
_ Magnifique journée ensoleillée (option rare dans la région) air blanc et ciel bleu pâle, l’horizon s’agrandit sur une fabrique de
petits cumulus, un champ immense au bout duquel pointent des pics fantomatiques, à 600km de nous. L’eau courre sous la coque vers la Cordilière des Andes, on enjambe les inévitables houles perdues, échappées des tempêtes australes, qui secouent les voiles dans un courant d’air de plus en plus anémique. La mer a changé de couleur,
et tire maintenant sur un vert un peu triste. La vie revient, on croise un phoque, des dauphins et peut être des orques, des baleines, tous bien plus préoccupés à se goinfrer qu’ à venir nous faire un bout de causette, mais aussi de quelques palettes de manutention, attestant de la proximité de notre civilisation crasseuse.
Les vivres sont suffisants pour tenir encore un long moment, nous roulons nos cigarettes dans les pages d’un vieux carnet (c’est rustique), la température est remontée prés des 20°, rien ne nous manque. Le chemin parcouru nous paraît incroyable lorsqu’on se voit sur la carte, si prés du but. La planète est toute petite sous ces latitudes.
Mais, carrément frustrant, moins de 100 milles parcourus certains jours, et là juste devant, Gaëtane et les enfants, que je voudrais bien retrouver, un peu plus vite. Le courant se met de la partie.
Alors qu’on le pensait favorable, il nous rallonge le chemin en défilant contre nous.
Frustrant, mais pas énervant. Après 40 jours de mer, nous sommes ZEN ! D’ailleurs le vent nous fait une faveur de dernier instant en nous faisant gagner une journée l’avant veille de l’arrivée. La cote a disparu dans les nuages, on enchaîne les surfs à 10 noeuds, l’océan est peut être en pente de ce coté.
Un con d’oiseau se prend dans la ligne de pêche, disparaît sous l’eau dans une fumée d’écume, nous n’avons pas le temps de le ramener pour le sauver (ou le manger, pour voir), qu’il se détache et que ses compagnons de vol se jettent sur lui pour l’achever et se le partager à grands coups de bec. Cons d’oiseaux. Comme me le disait un ami, il n’y a pas de solidarité chez les aviateurs ! Ca fait le gracieux qui plane dans l’éther mais ça t’attend au tournant pour te bouffer tout
cru. Pendant ce temps les anchois dansent, il en saute un peu partout à la surface, mais rien ne mord à la ligne. Derniers repas au corned beef ; il est temps qu’on arrive. L’horizon reste bouché cette dernière journée, puis un paysage morne planté de gigantesques totems blafards et de cubes multicolores émerge des brumes. Le Chili, enfin, est devant nous. On serpente dans la baie de Quintero entre les mouillages, jusqu’à ceux du "cloubé de yatés". Un aborigène hispanisant et sympathique nous indique une bouée, et va chercher Gaëtane, Quentin et des cigarettes en fraude, puisque nous sommes sensés attendre les autorités avant tout contact terrien. On se parle de part et d’autre des filières, comme au parloir, dans un petit vent glacé qui gâche un peu le plaisir des retrouvailles. Puis l’aimable cerbère clos la visite, et nous poireautons, toujours ZEN mais dans les marges, attendant le bon vouloir de ces foutues autorités, dans le jour qui s’assombrit.
Bruno, pourtant toujours optimiste, commence à parler de sévices et de vengeance, on est pas des bêtes tout de même ! Hélas, une fois de plus le mythe du douanier s’avère réalité, consternant. Faut dire aussi qu’on aurait bien apprécié être accueillis en "héros", mais la réalité nous tord le nez, on est que des quidams en voilier, alors, quoi d’exceptionnel ? Même au port, la mer est une leçon permanente
d’humilité ( et aussi d’humiditè)
Ils finissent par arriver, quatre officiels décontractés, un peu étonnés qu’on arrive directement de Nouvelle Zélande, blabla en espagnol et un peu en anglais, en une heure et un demi mètre cube de papier à entête, nous sommes libérés.
Retrouver le contact de ceux qu’on aime. Bordel de merde, que ç’est bon ! ..
Pas de doute, on a changé de continent. Le cloubé de yates abrite une vingtaine de voiliers, un hôtel et un resto ouvert le week end, et beaucoup de chaleur humaine.
On s’installe à l’hôtel le temps de préparer Horus, c’est très bon marché, avec une cuisine et une machine à laver le linge, où passe l’intégralité de ce qu’on peut y mettre venant du bateau. Cinq jours de lessive !
L’ambiance Latino d’un petit patelin paumé au bout d’un désert de sable, c’est les chiens miteux, des chiens d’Edika qui errent dans la poussière, les voitures éreintées qui clinguent et qui clonguent sur la chaussée en béton, les échoppes minuscules et les maisons multicolores, les étals débordants de légumes, ou de n’importe quoi, pourvu que ce soit coloré. Nonchalance des rues adjacentes et
fièvre nouvelle des rues commerçantes, un désordre de vieillissant poussiéreux et de moderne ensablé. Des gamins en haillons conduisent des chevaux énormes au bord de l’eau pour tirer les barques des pêcheurs, des écoliers cravatés, en blazer british, marchent en riant vers l’école. Des bus survoltés dévalent en klaxonnant furieusement des rues tracées au cordeau, bondés de passagers résignés et
confiants, que l’usine ou le bureau attendent au détour d’un immeuble en construction. L’urgence, sans doute, fait pousser les murs en dépit du bon sens, pendant que la tôle rouillée s’entête à protéger d’antiques pignons néo-colonialistes, des charpentes scoliosées, et des jardins poulaillers.
Cela me rappelle Margarita, au Vénezuela, sans le poids accablant de la misère.
Néanmoins j’imagine qu’on ne passe pas de la dictature à la démocratie sans que cela ne laisse des traces. C’est peut être aussi les stigmates de la politique américaine, dont on peut se demander si elle n’a pas tenu la tête des pays sud-américains sous l’eau, non pas pour éviter l’extension du communisme, mais pour briser l’essor et la vitalité d’un continent potentiellement concurrent.
Deux amis chiliens que nous rencontrons affirment que la dictature n’empêchait pas de vivre "normalement", à condition de ne pas être communiste ni dénoncé comme tel, et fustigent l’amplification des évènements par les médias. Beaucoup de souffrances tout de même, qu’on panse de beaucoup d’humour, avec la volonté affichée de ne pas faire saigner les cicatrices du passé. On se traite de salaud
de fasciste et de criminel communiste en rigolant, ou l’inverse ; la politique à perdu de la crédibilité par ici aussi.
Après une première journée de nettoyage du bateau, cap sur VALPARAISO. On prend place avec les morts en sursis dans un des ces bus rugissants. Après des kilomètres de désert planté d’eucalyptus, après la traversée de Vina del Mar, où des architectes sadiques tentent de reconstruire La Baule en pire, après des embouteillages fumeux et quelques coups de frein désespérés, le chauffeur nous éjecte au coeur de la vallée du Paradis, Val Paraïso.
Un arc en ciel a du exploser au dessus de la ville !
_ Au centre, des bâtiments haussmaniens peints en rose bonbon et en vert pistache, des façades jaune d’or entre deux murs bleu roi, des places verdoyantes où des bronzes péremptoires endurent stoïquement le guano des pigeons. Le soleil baigne le tout de sa présence brûlante, qui rehausse et pimente les couleurs, et amplifie le grondement d’effervescence de la vie qui grouille, des trams obsolètes, des travaux de construction. C’est bouillant de vie, comme dans n’importe quelle grande ville, mais pas du tout. Un peu partout la tôle ondulée masque le vieillissement des façades, le pourrissement des briques et le délabrement des charpentes.
Elle est fardée des tartines de couleurs crues qui mêlent leurs ombres filtrées et concurrentes, violant la lumière. Des fresques grimpent aux murs et se cramponnent aux enduits. Même les bâtiments officiels s’autorisent des fantaisies polychromes, et quelques rares tours de verre renvoient des reflets de soleil pour accrocher encore le regard au fond d’une venelle obscure.
Des ascenseurs et des funiculaires antiques nous emmènent au sommet des collines environnantes. Dédale de ruelles, constructions hasardeuses accrochées aux parois, bourgeonnant d’extensions sauvages, la pierre, le bois et la tôle de récupération imbriqués, mélangés et plaqués aux falaises, cernant parfois quelques immeubles
d’architecture frileuse, mais encore et partout un foisonnement de couleurs vives, qui cascade en rivière vers la ville.
La mer est là, cargos tournant le dos au rivage, étraves pointées vers d’autres continents, qui évoquent l’époque où des dizaines de baleiniers, de clipper chargés d’orpailleurs et d’européens faméliques, trouvaient ici un premier repos après le passage du cap Horn contre vents et courants. Tout cela n’existe plus, hormis quelques shipchandlers au parfum de goudron, encombrés de cordages énormes et de poulies monstrueuses. Un cordon de fer et de béton vermoulu, où bourgeonnent les bâtiments du futur, isole la ville de l’océan. Le peuplement vient des montagnes, et butant sur la ville, colonise toutes les collines alentour, gigantesques vagues, inexorables, chaotiques et multicolores.
Des dizaines de bus enflammés de décors hystériques se tirent la bourre, s’arrêtent au milieu de la chaussée pour avaler leurs passagers. Le chauffeur nous rend la monnaie après avoir écrasé le champignon en klaxonnant furieusement.
Retour à Quintero, avec le week end débarquent les membres du club, mordus de navigation, épatés quand même par ces franceses locos. La presse nous interviouve, le musée local nous nous délivre un diplôme d’honneur au nom de "notre esprit d’aventure et de liberté" ; on en reste rêveurs. Le dimanche soir tout ce petit monde regagne Santiago, le patron du restaurant désert nous fait un menu sur mesure accompagné d’un superbe "Margaux Tinto" local. La succession du Pape suggère des plaisanteries, la soirée finit sur un air de "Cueca", danse traditionnelle chilienne, et d’accordéon breton. Embrassades et adieux sans tristesse, nous serons partis avant le prochain week end, mais avons juré de revenir. Bruno nous quitte aussi, son bateau l’attend à Opua, fin d’une tranche de vie, astaluego compadre !
Prochain objectif, Cuba. Les risques de piratage entre Equateur, Pérou et Bolivie, même faibles, nous décident à faire route directement sur Panama. Nous sommes dans une ambiance "retour à la maison", nous sentons que nous ne profiterons pas sereinement d’escales sur cette partie du voyage. La météo et d’autres choses mal définies nous poussent à retrouver l’Atlantique au plus vite
A bientôt.
Alex
PS ; un grand merci à tous ceux qui nous écrivent et nous accompagnent ainsi dans notre voyage, et nos excuses à ceux qui échappent à nos réponses.
Commentaires
1. > Valparaiso, 6 avril 2005, 21:55
Merci, et surtout pour la photo des retrouvailles. j’ai comme une idée qu’elle était là pour moi :))
Anita qui vous embrasse.
1. > Valparaiso, title="2005-04-30T17:20:53Z">30 avril 2005, 19:20
Salut Anita,
bien sur qu’on l’a prise expres pour toi cette photo !
J’ai decouvert par hazard le dessin de Fanch tout en bas de la page, j’espere qu’il m’en dedicacera un exemplaire, en tout cas on est plies de rire. Merci Fanch.
A plus, Kenavo
Alex
2. > Valparaiso, title="2005-05-01T00:13:30Z">1er mai 2005, 02:13
Dommage que tu n’aies pas vu ce dessin plus tôt. Il était sur le site dès le jour de votre départ !! Il t’aurait soutenu le moral dans les moments périlleux que tu as passés :))
Tout continue à aller bueno ? Il y a des moments actuellement à Groix où j’aimerais bien entendre ta grande G....e, on se sentirait moins seuls ; je suppose qu’il y aura encore du grain à moudre quand tu rentreras.
En attendant, nous espérons toujours de vos nouvelles détaillées et en images :) Bises à tous.
Anita
2. > Valparaiso, 7 avril 2005, 15:07
Deux amis chiliens que nous rencontrons affirment que la dictature n’empêchait pas de vivre "normalement"
eh "franceses locos", croyez pas tout ce qu’on vous raconte ! Arrangez-vous pour faire votre devoir et voter le 29 Mai. Ca pourra peut-être vous éviter de revenir en pleine dictature !!
(comme vous n’aurez pas reçu l’exemplaire de la constitution Giscard, allez faire un tour sur Bellaciao vous y trouverez toute l’info nécessaire)
et pardon de troubler votre "zennitude"
AM
3. > Valparaiso, 10 avril 2005, 00:03
Votre dernière photo, je l’ai regardée à la "bonheur" ... avec "bonne heure" ... ou l’inverse !
Même si le ciel est gris ... cette photo c’est du soleil !
Le pacifique ? .. dis, Alex, c’est grand comment ? heureusement .. la moitié, c’est moins grand !
congratulations
Louis Barbusse