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La famille Roquefeuil : Vers les Açores

vendredi 1er juillet 2005, par Admin

Les cales pleines d’eau, de vivres et de rhum, nous levons l’ancre de Marigot, où l’accueil ne s’améliore pas grâce à un concours de pêche au gros. Vingt yachts de pêche accaparent le quai de débarquement. A l’heure de faire les pleins et alors qu’il reste beaucoup de place à quai, je tente un accostage. Un vigile me demande vingt dollars pour nous y amarrer un quart d’heure. On lui rit au nez en larguant instantanément les amarres et jetons l’ancre à cinquante mètres. Puis un très gros pêcheur au gros nous interdit même d’y amarrer l’annexe pour charger l’avitaillement, alors que c’est le seul quai du port où les annexes peuvent accoster : "Vous les voileux vous voulez jamais rien payer, moi j’viens là tous les ans, barrez vous !" Je lui énonce la liste de nos dépenses en une semaine, alors il a l’air tout con soudainement. Le vigile nous renvoie vers la marina, mais il faut acheter une carte magnétique pour passer la grille. Ces "grassieux" marins de luxe mettent une touche finale pour nous témoigner leur mépris des "voileux" et pour prouver leur maîtrise des océans, par les rejets d’hydrocarbures de leurs cales moteurs et débordements de gasoil, qui auréolent la surface de la baie d’irisations odorantes. Il est vraiment temps de quitter St Martin.

Première journée contre le vent, pas méchant, puis première nuit, un peu fraîche (27°) et humide, fatigante. Au matin le vent adonne et fraîchit, je débride les écoutes et le loch s’envole. Hélas Gaëtane se réveille avec une petite mine, persuadée qu’elle a une appendicite. Avec une idée comme cela en tête, on ne peut pas envisager deux semaines de mer. Demi-tour immédiat, la journée se passe dans une atmosphère franchement tendue, voire hostile. Et oui, on arrive à se fâcher, comme à la maison. Le vent a tellement adonné que pour revenir nous sommes à nouveau contre lui. L’arrivée sur l’île en même temps qu’un front d’onde tropicale, grains énormes et furieuses rafales, visibilité nulle, n’améliorent rien. Finalement au mouillage, la pluie battante a fait fuir tous les participants au show des pêcheurs, le calme revenu fait retomber la tension et les orages nous servent le son et lumière du Big Bang originel, rien que pour nous.

Ptit dej

Le lendemain à dix heures on lève l’ancre, rassurés. Pas d’appendicite, rien de précis d’ailleurs. On s’en fiche, le temps est beau et le large nous attend. Nous retrouvons les grands espaces, le rythme des quarts, un parfum familier d’Atlantique, et aussi de la pluie, énormément de pluie qui fait dire à Bérenger, le farceur du bord, que c’est signe qu’on se rapproche de la Bretagne. Le vent met un peu de Sud dans son Est, nous aidant à naviguer pas trop éloignés de la route directe, mais c’est encore contre le vent et une mer difficile. Le bateau tape parfois brutalement dans les creux, se tord, pris en tenaille par plusieurs vagues, laboure l’écume et se redresse ruisselant jusqu’au tableau arrière ; les cirés sont ressortis de leur coffre. Cela me rappelle le Pacifique Sud, mais l’eau est à 25° et c’est nettement moins désagréable.

Nous recevons à nouveau des fax météo à bord, et aussi des photos satellites. Le système nuageux dans lequel nous entrons le deuxième jour s’étale sur six cent milles, magnifique vu sur l’écran, oppressant vécu d’en bas. Pendant trois jours les grains se succèdent sans relâche, les nuits sont uniformément noires, la force du vent varie du simple au double plusieurs fois par heures, nous laissant sur ou sous-toilés la plupart du temps. Hélas le vent favorable qui se dessine à une journée dans l’Est reste inaccessible. Plaqués dans l’Ouest par les éléments, nous nous observons nous en éloigner sur les cartes météo.

petit Timonier

Comme quasiment tous les bateaux qui traversent équipés d’un émetteur BLU, nous sommes chaque soir en contact avec Daniel, qui nous apporte son analyse météo. Il vit à Paris et accompagne ainsi des dizaines de bateaux tout au long de l’année. Ce gars là échappe peut être à l’entreprise d’abrutissement de la télé, je me demande où il trouve la patience et le temps d’assurer cette couverture. Un petit mot gentil pour chacun, encouragements, des excuses lorsque les prévisions sont mauvaises, il prend aussi le temps de parler lentement et d’articuler pour les anglophones qui s’essaient à la langue de Molière. C’est le bon génie de la radio, redoutablement précis par ailleurs, ce qui ne gâche rien. Sa façon de voyager par les ondes permet à ceux qui sont sur l’eau de tisser un réseau d’information et de sympathie. Petit à petit se tissent des liens, une certaine familiarité, très vite on a du mal à s’en passer.

Entre deux paquets de mer qui inondent le pont, mon regard est accroché par une tache brune au bas d’un hauban. Je sais instinctivement de quoi il s’agit, et contrôle dés la première accalmie, un peu contrarié. Les quatre bas-haubans remplacés il y a à peine plus d’un an sont défectueux, des torons cassent au ras du sertissage. Il y a toujours quelque chose qui va de travers sur un bateau, mais je ne m’attendais pas à cela. La perspective de naviguer sans mat est une des pires sur un voilier, c’est pour cela que j’ai changé le haubanage récemment. Pour le moment le temps est redevenu calme, la route devrait se faire au portant jusqu’aux Açores, mais c’est tout de même préoccupant. Bonne surprise tout de même, Caraïbes Gréement du Marin, la société qui me les a fournis répond en moins de 12 heures à mon mail, et propose de les remplacer par expédition Fedex aux Açores si je le souhaite. Alors que je craignais de me faire envoyer promener, c’est plutôt réconfortant. Prenant exemple sur les gréements modernes textiles, je renforce provisoirement en posant une bridure en garcette de kevlar entre la cadène et un serre-câble souqué sur le hauban à quelques centimètres du sertissage. Avec cent kilos de résistance pour la garcette, cinquante brins permettent de retrouver la résistance de travail du hauban. Il suffisait de penser à embarquer une bobine de kevlar dans le fourbi de secours, avis aux navigateurs. (et pourvu que cela tienne le coup)

La série des amusements se poursuit, le vent portant et mollasson de l’après midi devient un peu plus soutenu, et contrairement à notre habitude d’affaler le spi pour la nuit, je le laisse danser devant le bateau au gré de la houle qui nous prend par le travers. Soudain, un bruit de fasseyement bizarre derrière la grand-voile. Je vais voir ;"damned !" Le tiers supérieur du spi a disparu, il ne reste que les ralingues et la partie basse, qui continue à tirer le bateau comme s’il ne s’était rien passé. La lune illumine la scène en noir et blanc, les étoiles me jettent un clin d’œil rigolard au milieu du trou béant, j’affale dépité. Le spi n’est pas l’ami du long cours, trop cher, trop fragile, trop "spécialisé". Le génois renvoyé, constatant un ridicule demi-nœud d’écart de vitesse, j’allume deux cigarettes coup sur coup, très dépité !

La remontée sur les Açores se fait traditionnellement en passant prés des Bermudes, où les vents dominants d’Ouest sont sensés être établis, mais cela rallonge la distance de cinq cent milles environ. Nous avons tenté l’option directe, ce qui nous oblige à trouver un trou dans la ceinture d’anticyclones qui sépare les alizés des latitudes européennes. Je me console en observant que la route traditionnelle n’est pas meilleure que la notre à cette période, car c’est toute la zone couvrant le parcours qui subit des vents faibles et souvent contraires. Il faut se décider à lancer le moteur certains jours pour ne pas repartir en arrière, mais nous progressons gentiment. Je sais que passé les calmes, nous pouvons tomber dans une de ces bonnes dépressions bien de chez nous, pas pressé d’y goûter. Au contraire, je m’emplis du spectacle toujours fascinant de la mer transformée en lac de plomb, de l’horizon qui s’allonge et se perd dans les brumes du matin, des courants qui courbent leurs bras huileux entre les risées, des nuages qui changent de robe dix fois dans la journée. C’est tout de même le désert, à part quelques rares oiseaux et dauphins, quelques épaves charriées par le Gulf Stream, un avion de ligne chaque jour vers midi, nous sommes seuls au milieu du grand bleu, immense. Un matin un cargo nous rappelle que la vigilance ne doit pas se relâcher, et la journée s’écoule, entre lecture et parties de scrabble, spéculations météo, évaluation de nos réserves de gasoil. Je voudrais qu’on prenne le temps de s’arrêter, d’attendre le vent, les milles parcourus au moteur n’ont pas de sens au milieu de cette immensité endormie, mais les calmes peuvent durer des semaines ici, dans le fameux anticyclone des Açores.

Caroline

Coté pêche, c’est la bérézina. Quatre leurres arrachés depuis le départ, et toujours pas de protéines fraîches à bord ! Les marques sur le bas de ligne nous font soupçonner des marlins, et les traces de dents sur les leurres confirment que ces poissons là sont trop gros pour nous. Patience…Tonnes de patience, d’autant plus que la situation météo évolue défavorablement, avec des vents de Nord-Est au dessus du 35ème, des heures de pluie fine et glaciale, clapot et courant contraire, et le bateau sous toilé pour préserver les bas-haubans. Nous battons notre record de lenteur, parcourant 108 milles en une journée qui ne nous rapproche que de 58 milles de Florès. A cinq jours de l’arrivée, nous faisons cap au Nord, mal toilés, attendant une accalmie pour réparer le génois qui s’est déchiré sur l’extrémité des barres de flèches, malgré les rembourrages. La célèbre "voilerie lorientaise dont le logo est un éclair rouge" qui a cousu une protection cinquante centimètres au-dessus de la zone de frottement a droit à mes plus noires pensées quotidiennes, mais cela ne change rien au fait que nous n’avons plus de voile de prés serré. Déchiré ou pas, le génois est trop déformé pour être performant et avec la trinquette abîmée et raccourcie dans le pacifique Sud, nous n’avons plus qu’à attendre que le vent devienne favorable. Patience…

Nous doublons des baleines endormies, de prés de la longueur d’Horus, d’abord un grand rorqual, puis un cachalot, qui "sursaute" en nous apercevant. Le voilà qui tourne en rond puis nous montre son ventre, ça doit être une insulte en cachalot. Nous poursuivons la route l’air de rien, préférant ne rien imaginer de ce qui se passerait si on les heurtait.

Bien sur le vent tourne, ne pouvant souffler toujours de la même direction. Il suffisait d’attendre, l’étrave pointe dans la bonne direction, on sort les calculettes pour fixer l’heure de l’apéro à Flores. Fausse alerte, pas le temps de se réjouir qu’il retourne à l’Est, bien frappé, levant contre le courant des crêtes d’écume tranchantes. Nous n’avons pas eu plus de quarante huit heures de portant depuis le départ, et en fait, depuis Panama ! Ca fini par être lassant comme allure, ça limite les activités. Même le scrabble, le modèle spécial de voyage qu’on sort tous les après midi, même lui passe à la trappe, les lettres s’envolant du scrabblier.

partie de scrabble

Un peu d’animation grâce à la rencontre de "Mohy" un autre voilier dont nous suivons le parcours de jour en jour pendant la vacation BLU. Un soir je le pointe sur la carte à moins de quinze milles, nous redoublons d’attention à la veille pendant la huit, sans rien voir, et pourtant au matin il est là, exactement sur notre route à quelques encablures. Séance photos, quelques mots échangés de vive voix, ils sont partis depuis 22 jours de Guadeloupe mais la météo ne leur a fait aucun cadeau. Leur joli dériveur en Alu n’aime pas le prés serré, et c’est à cette allure que nous les doublons, les laissant disparaître derrière l’horizon quelques heures plus tard. Pour avoir une chance d’apercevoir un autre bateau, il faut passer à moins de dix milles. La probabilité de ce genre de rencontre est tellement faible que cela en fait toujours un intense moment de plaisir, impossible à imaginer tant qu’on ne l’a pas vécu. On se promet de se retrouver à Flores dans quelques jours.

Le lendemain, c’est à peine croyable. Un ketch nous passe au petit matin, puis Mohy nous contacte pour nous signaler un autre bateau qu’on a rencontré à St Martin. Un peu plus tard, un appel en anglais demande à un autre voilier de se signaler, tout cela dans un rayon de 25 milles. C’est la crise du logement dans les sargasses à court terme, si on n’y prend garde ! Drôle de journée, qui commence bien, avec un thon de dix kilos au bout de la ligne, des souffles de baleines comme dans un nid aux alentours, puis hélas le vent agonise et nous laisse tirer des bords à deux nœuds de moyenne d’une risée à l’autre. On croise un cadavre de bébé cachalot, autour duquel tournent trois méchants requins, et des dizaines de poissons en pyjama rayé bleu et noir. Plus tard, à la faveur d’une éclaircie, je profite du calme pour me doucher à grands coups de seaux dans la jupe arrière. L’eau est à 17°, "c’est pas humain" ! Les nuages reprennent position en force, je désespère d’y trouver du vent, tant pis pour les réserves, moteur. Une méchante houle coupante rend la progression infernale, les vagues semblent surgir du fond de l’océan, et nous jettent comme une balle vers le ciel. Dans la brise revenue, toujours au prés, Horus s’envole sur les crêtes et retombe brutalement, la tension dans les haubans rafistolés s’accumule dans mes tripes, je vais devenir fou. Je passe la moitié de la journée dans ma bannette pour ne plus y penser, mes rêves m’emportent vers Groix, le retour et les projets, plus vrais que nature. Dans la pétole qui s’installe avec la nuit, nous limaçons sans heurts vers Flores, les voiles claquent encore un peu, mais c’est moins dur à supporter.

de chocman tablet

Dernière journée sans histoires, un petit courant d’air favorable nous déhale vers l’arrivée, l’océan gris n’a rien à montrer, que cet horizon hypnotique qu’on peut fixer des heures durant sans lassitude, avec l’impression permanente qu’il va en sortir quelque-chose. D’ailleurs une voilure, minuscule et anonyme, apparaît au coucher du soleil juste pour prouver qu’il y a effectivement toujours "quelque-chose prêt à en sortir". Dans la nuit qui s’installe, à cinquante milles de là le phare de Flores jette un halo intermittent, seul point de repère dans le drap de velours noir aux plis duquel nous divaguons.

Matin gris. Le ciel est compact, dessine des vortex et accroche des boursouflures gris rosé aux falaises, au pied desquelles des misanthropes intégristes ont construit leur maison, adossées à trois cent mètres de vide vertigineux, accessibles uniquement par une grève de galets battue par la houle…

C’est bien la crise du logement dans le port de Lajes, 2O bateaux mouillés dans la caillasse de ce havre de paix au pays du bout de la terre d’Europe.

Rencontres, sieste, le paysage est prometteur, vert, majestueux et doux…

A bientôt

Alex

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