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En hommage à D. Duviard : son texte inaugurant...

samedi 25 octobre 2003, par AM

Extrait de "Les cahiers Groisillons" - N°1 - Groix, Vie et Traditions - Eté 1980

"Il y a beau temps que l’île de Breitz a perdu son autonomie. Plus de vingt ans. C’est venu, là aussi, un progrès poussant l’autre...
D’abord l’électricité, par câble sous-marin. L’électricité du continent.
Et puis l’eau courante, l’eau du continent par pipe-line sous-marin. L’eau courante au lieu du puits, qui s’en plaindrait ?
Enfin la nourriture du continent : les légumes, la viande, le lait, le vin, la farine, tout quoi, puisqu’on s’était mis à vendre les jardins et les champs comme terrains à bâtir aux gens du continent pour payer les études des enfants et le confort ménager qui était arrivé avec l’électricité et l’eau courante : le chauffage, la machine à laver, le frigo, le congélateur, le sanitaire, la télé.

Et c’était d’autant mieux que la pêche déclinait et que seuls les métiers du bâtiment offraient une activité de remplacement.
L’île creusait sa tombe avec une truelle. Une tombe tout confort. Pour finir on a tout loti. Les promoteurs ont débarqué. On a regroupé les vieillards dans une très belle maison de retraite, ce qui a libéré pour les agences immobilières une quantité de maisons anciennes dans les villages.
Les gens du continent adorent les maisons anciennes. Bref, l’île a aujourd’hui une capacité d’accueil de soixante-dix mille lits pour quinze cents résidents permanents, onze hôtels saisonniers, deux boîtes de nuit - discothèques - casino - cabarets, deux super-marchés pour l’été, ce qui fait que les petits commerces ont dû partir sous peine d’être écrasés en même temps que les prix et que Breitz survit neuf mois sur douze autour de trois épiceries-buvettes."

J.O. Héron, La Vita Nova
Cerf, Paris, 1978

Imaginaire, le portrait de la non moins imaginée île de Breitz ? Voire...

De toutes les îles de notre ponant, Groix est la SEULE pour laquelle aucune relance d’économie autochtone ne soit sérieusement envisagée. Sans doute, direz-vous, les conditions matérielles de la vie quotidienne s’y améliorent régulièrement, grâce aux efforts patients des municipalités successives.

Mais à quel prix ? Meurent chaque année à Groix un ou plusieurs de ces petits foyers d’activité sociale qui existent encore dans les villages : ici c’est une épicerie-buvette qui ferme à la mort de sa propriétaire ; là, c’est une école trop peu fréquentée que l’on envisage de fermer, en envoyant au Bourg les enfants qui y vont en classe... Bien sûr, les routes ont été refaites à neuf, bien sûr, on parle d’un nouveau "super-marché". Toute la vie groisillonne sera alors concentrée au Bourg, et dans les quarante villages bientôt déserts s’éteindront, avec la vie, les dernières lueurs d’une culture insulaire originale.

Le patrimoine groisillon se meurt, et si l’on n’y prend garde, tout ce qui fait l’originalité et le caractère d’une île et d’une population infiniment attachantes risque de disparaître à jamais sous les vagues saisonnières d’un tourisme devenu indispensable, dans le ressac quotidien des fadaises télévisées, dans le courant centralisateur qui concentrera au Bourg les derniers restes de vitalité insulaire.

Nous sommes tous responsables de cette mise à mort. Nous, Groisillons, par notre participation à la destruction de notre culture : conséquence de l’abandon de la langue bretonne qui a entraîné notre dépersonnalisation, notre aliénation. Cette rupture ne s’est-elle pas faite en même temps que notre décadence économique, dès le début de ce siècle ? _ Pourquoi continuons donc à nous acharner à notre propre dégradation, en nous séparant de notre pauvre mais respectable mobilier (coffres, armoires), en vendant à d’autres nos costumes passés de mode, nos outils de travail, les instruments de navigation, les documents ? Nous devons les garder à Groix : les espèces sonnantes ou la strouill ne peuvent les remplacer ou les recevoir dignement. Nous devons respect à notre architecture traditionnelle, tout en la faisant évoluer en fonction de la vie moderne : mais le luxe qui s’installe à Groix, le foisonnement des constructions "néo-bretonnes" - de nulle part ! - écrasent la simplicité îlienne.

Nous sommes responsables aussi, nous, touristes, qui arrachons sans malice les touffes d’Armeria aux falaises ; et nous, amateurs de cailloux, qui détruisons les sites minéralogiques ; et nous encore, archéologues du dimanche, qui fouillons inconsidérément les témoignages ténus d’un passé difficile à déchiffrer ; et nous, aussi, élus, qui passons sous silence les dégâts occasionnés aux rivages dont nous avons la gestion par les dégazages clandestins des pétroliers passant au large de Groix ; et nous, fervents de l’ignominieuse "moto-verte", qui rongeons la fragile végétation des falaises ; nous, agriculteurs, qui épandons à l’excès nos engrais minéraux.

Nous sommes tous solidaires du massacre.

On a voulu faire de 1980 "l’année du patrimoine des français". Qu’est-ce donc ce patrimoine ?

Le patrimoine, c’est tout ce que nous ont légué la Terre et les femmes et les hommes qui y ont vécu, tout au long des siècles. C’est le roc et l’eau qui l’entoure, et sa faune, et sa flore. Le patrimoine, c’est tout ce que l’industrie et la pensée des hommes nous ont légué. Mais c’est aussi ce que nous laisserons à ceux qui viendront après nous. Ce n’est pas seulement le témoignage des morts, c’est aussi le geste des vivants d’aujourd’hui et de demain.

Aux yeux de la petite équipe de "G.V.T.", les gestes quotidiens des derniers marins-pêcheurs groisillons n’ont pas moins d’importance que les vestiges de harpons préhistoriques retrouvés dans l’île.

Pour Groix, toujours, l’espoir vient de la mer.