"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

Retour à Groix

Publié le 4 novembre 2023 à 18:34

ÉPILOGUE
du roman « Le Passage • Les Courreaux de Groix »

Vingt ans après…

Vingt ans après la dernière traversée de mon père, sur le Kreiz Er Mor, c’est à mon tour d’embarquer pour un voyage sans retour, en direction de Port-Tudy, à bord du Breizh Nevez.

Depuis très longtemps, j’avais l’intuition qu’un jour je retournerais à Groix,
pour y finir ma vie.

Ce moment est en arrivé.

Un tourbillon de sentiments contradictoires m’emporte vers l’inconnu, solitaire, le cœur léger malgré la perspective fatale.

J’en serais presque heureux.

Une expérience forte, forcément unique, malheureusement égoïste, s’ouvre à moi :

le « retour en terre »…

Le diagnostic est tombé il y a bientôt trois mois. Laconique. Froid. Irrémédiable. Mes jours… Mes heures sont comptées…

J’accepte ce verdict avec sérénité :

« Tu es poussière et tu retourneras en poussière. »

Quel soulagement après avoir été saisi de vertige devant l’immensité inimaginable de l’univers…

*

Le sillage du Breizh Nevez s’estompe peu à peu au milieu des Courreaux éternels, au-delà du pavillon tricolore qui ondoie sur un magnifique ciel de traîne en cet après-midi d’automne.

En ligne de proue, l’île aux grenats se profile, de l’avancée de la plage des Grands Sables, illuminée par un rayon de soleil, à la fuite des sombres hauteurs vers l’invisible Pen Men.

Les reflets lumineux sur le ventre des nuages font pressentir, à l’opposé de l’île, vers le sud-ouest, l’envoûtement de la côte sauvage, déchirée, battue par les flots et les vents les jours de tempête, les jours de colère ; côte ère, rétive, fraternelle ; côte d’une beauté grave, apaisante.

*

Après une traversée calme, le bateau, étrave écumante, se présente face à l’entrée du port de Groix où se dressent les deux immuables phares, jadis sentinelles taiseuses de nos allées et venues.

Le vert, sur tribord, fut le témoin de nos grandes espérances de jeunesse des nuits d’été, allongés sur le granit du môle sous la voûte céleste constellée, enjôlés par le murmure du clapotis ; la brise légère s’empressait alors d’emporter une vague mélancolie naissante, là-bas, au loin, dans les ténèbres silencieuses des Courreaux…

*

Soudain retentit le coup de corne annonciateur de l’arrivée imminente, m’arrachant à mes songes.

Écho qui délivre de l’appréhension du voyageur, du questionnement du monde, de son monde à soi, quelque peu inquiet, particulier à la nature profonde d’un îlien de retour au foyer. Écho de mon enfance, onde du mystère des départs et arrivées, des abandons et recouvrances.

*

Écho aussi battant le rythme indolent de la vie insulaire.

*

À Port-Tudy, le navire solidement amarré à la cale des passagers, j’en débarque péniblement, tentant de ne laisser paraître aucun signe de faiblesse.

Les quais et alentours sont pratiquement vides ; seuls, de-ci, de-là, quelques Groisillons vaquent à leurs occupations semble-t-il routinières.

*

À ma droite, le café de la Jetée, fidèle vigie de la vie portuaire, me renvoie au plus pénétrant des regards jamais croisé, celui de l’adolescente au beau visage rayonnant, un imperceptible sourire à la lèvre,

de l’amour plein les yeux, des yeux d’ébène, des yeux ardents, des yeux étincelants, des yeux d’une insondable profondeur, des yeux dévoilant l’absolue générosité qui l’anime, des yeux…

…qui, un soir d’été sur la terrasse de ce zinc immortalisé, allaient radicalement changer le cours de ma vie il y a plus de quarante ans et nous donner la joie immense de la naissance de nos enfants aimés.

*

À pas lents, j’attaque la montée, à droite, celle de Ti Beudeff, bistrot « brut », sans prétentions, repaire de nos « pistes » mémorables, qui autrefois, bondé de monde, vibrait à tout rompre des folles soirées où tonnaient des chants de marin rythmés par de puissants coups de poing sur les tables massives, faisant sauter et s’entrechoquer les verres de Jenlain desquels jaillissaient des gerbes de mousse dans une cacophonie endiablée, incitant aux bourrades et embrassades hardies, aux regards complices et furtifs, audacieux parfois, éphémères toujours, des regards qui auraient pu laisser deviner l’esquisse d’une promesse l’instant d’une soirée.

Une joie de tout mon corps m’envahissait alors…

La joie de vivre.

Essoufflé, je jette un œil à l’enseigne, quasi effacée mais encore déchirable, de l’ancien café en face de chez Beude, « Au repos de la montée », palimpseste du temps perdu décelant les traces émouvantes des souvenirs qui finiront par nous échapper…

*

Au premier carrefour, je vire à gauche et entame la traversée de l’île dans sa largeur, en direction de Kerliet, où, sur la droite, je descends dans le vallon de Kermouzouet, enveloppé dans la fraîcheur humide de son sous-bois, au sortir duquel, à Kersauce, s’offre à moi la noble anse de Locmaria avec la Pointe des Chats qui se dessine en toile de fond.

Locmaria…

Je tire alors mon dernier bord, cap à l’ouest, sur le sentier des douaniers de la côte sauvage, sinueux et escarpé, guidé par la fugitive ligne des falaises, entre la lande tout empourprée et l’ar mor glaz, jusqu’au surplomb de la plage des Curés.

*

Là, enfin, me laissant submerger par l’air marin, je contemple l’océan dans toute sa vaste étendue, du cordon blanc du ressac au lointain et inaccessible horizon, celui de l’Amérique fantasmée de mon enfance.

Quelle belle lumière en ce début de soirée !

Le ciel s’embrase de nuances d’orange sur fond bleu d’azur où roulent de grands cumulus fendus par les rayons du soleil au-dessus de la mer miroitante…

Ô ciel, que tu es splendide !

*

« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil. »
— Arthur Rimbaud

*

Cet endroit, je le connais depuis l’âge de six ans, à l’époque des premières découvertes en compagnie des camarades inoubliables de l’école de Locmaria, et où je cherche aujourd’hui refuge en le priant de m’accorder l’asile des dernières heures.

Il me révèle l’entièreté de sa beauté.

Chaque fougère, chaque brin d’herbe, chaque insecte, chaque oiseau me rapprochent de l’essence même de la vie.

L’âme du lieu m’imprègne intensément.

*

Je m’allonge lentement sur l’herbe rase aux affleurements de cailloux et de terre mouillée dont la familière odeur, subtilement perceptible, semble être, tel l’encens de la nature, le discret hommage au passager qui somme le « vieux capitaine » de lever l’ancre.

Du grand bruit des vagues se brisant tout en bas, au pied de la falaise, ne me parvient qu’une mélodie monotone aux tonalités étouffées.

S’abîmant dans les flots, le soleil pare de rose le ciel tout entier ; les imposants nuages tracent leur route vers l’est, à la rencontre d’une aurore encore incertaine qui les sublimera à nouveau, porteurs d’espérance aux Hommes qui sauront les voir.

*

Une sensation de bien-être m’envahit.
J’ai accordé le pardon à ceux qui m’ont blessé.
Je suis en paix avec moi-même.
Je demande pardon aux miens.

*

Mon cœur est rempli de rayons...

*

Infailliblement, le concentrateur d’oxygène portable m’apporte son souffle au débit maximal depuis bientôt quatre heures ; sa batterie ne va pas tarder à me lâcher…

*

Couché sur le dos entre deux rochers saillants, millénaires, argentés de lichen, la tête bien calée à même le sol, le visage tourné vers l’infini des cieux,

je ferme les yeux.

FIN

« Nous sommes attachés aux êtres et aux choses par des liens si fragiles qu’ils se brisent, souvent à notre insu. »
— Reb Leca

Novembre 2023
Mathis G

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