"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

Accueil > La Belle Mariée (fin... hélas)

La Belle Mariée (fin... hélas)

2 commentaires

— Mais ils ne respectent rien, ces salauds ?

C’est ce qu’on s’est dit. On ne pouvait pas laisser passer ça. À minuit, Katu et moi avons frappé aux portes des copains qui, à leur tour, sont partis réveiller leurs voisins. À une heure du matin, tous feux éteints, t’avais un vrai ballet de vélos et de voitures sur les chemins. Ce n’est pas un café que j’ai bu cette nuit-là mais vingt jusqu’à ce que la moitié de l’île sache qui avait piqué la robe de Rose et nous aide à laver l’injure faite aux morts et à la future mariée. En préparant notre bonne blague, on a piqué tellement de fous rires que si le con n’avait pas été aussi pinté, ça l’aurait réveillé.

— N’empêche qu’avec vos conneries, il y a eu mort d’homme.

Peut-être qu’on n’a pas su s’arrêter. Peut-être qu’un vent mauvais nous a poussés dans le dos. On ne l’aurait pas fait, les morts seraient sortis de leur tombe et le salaud aurait passé un bien plus sale quart d’heure.

— Faut pas sortir les morts. Ça prend vite froid.

La meute bariolée s’était mise à marcher, dans un tohu-bohu de sono saturée, d’annonces au haut-parleur et d’encouragements hystériques. Le con était au premier rang, devant ses porteurs d’eau. Il était encore barbouillé par la fiesta mais trois cachets et c’était reparti. Le visage concentré, il n’avait d’yeux que pour le bout de ses chaussures. Le parcours avait été fléché par les organisateurs, les directions peintes à la main sur le sol. À chaque fontaine-étape, attendait une buvette avec eau minérale et coupe-faim, et le registre que chacun signait au passage.
T’avais tout le monde au départ, quand je dis tout le monde, tous ceux qui veulent avoir leur photo dans le journal des fois que ça leur fasse gagner des voix aux prochaines élections ou du fric dans la prochaine combine. T’avais aussi ceux qui qui viennent sur l’île pour s’ennuyer plus fort qu’ailleurs parce qu’ils pensent que l’ennui, c’est chic, et ils adorent ces manifestations ringardes. « Ah ! moi ma chère, quand je suis ici et qu’il se met à pleuvoir, ça me déstresse. »
La première étape menait les coureurs vers la fontaine de Port-Lay puis celle de Kerlivio. Le con et sa bande de mollusques en stretch se rendirent vite compte que les gens se marraient à leur passage. Mais c’est seulement au premier carrefour que le con qui était en tête – cachets oblige –, lut ce qui était peint sur le sol et comprit.

— Qu’est-ce qui était écrit ?

Tout ! Ce n’était plus des routes, c’était un vrai bouquin.

— Tout quoi ?

Tout sur le con et sa bande de trublions : les magouilles, les travaux au noir, les commissions, les trafics en tout genre. Ça, chacun s’y était mis. Je n’aurais jamais pensé moi qui en sais beaucoup qu’on en sût autant. Pour le coup qu’il ne rigolait plus. Il remontait son short moulant, rentrait le ventre et serrait les dents. Il leur ferait payer, il se le jurait, il les licencierait tous. Il ferait venir des Philippins à leur place. Il fermerait les bistrots et augmenterait les loyers de 200 %. Les vieux, il leur ferait cracher le dentier avant de les faire claquer. Plus il suait, plus il buvait d’eau. Et hop, un cachet pour ne pas perdre le rythme. Il était tellement furax qu’il avait mis deux cents mètres à tout le monde, histoire d’être le premier à lire l’inscription suivante.
Et il y en avait, de plus en plus précises, avec les noms, les dates. Il ne savait plus comment il courait, s’il devait s’arrêter ou fuir. Il crispait les mâchoires à tel point qu’il en avait mal aux dents. Il en oubliait de respirer ou plutôt il respirait par les naseaux. Ses oreilles étaient devenues violacées, son bandeau n’épongeait plus la sueur qui ruisselait sur ses joues cramoisies. « Il sue du sang, disaient les gens en lui tendant un gobelet d’eau qu’il n’osait refuser, lui qui n’avait jamais bu que de l’eau en bouteilles et qui, en voyage, se lavait à l’eau minérale. » « C’est sa méchanceté qui ressort ! » « Il n’est pas méchant, co. Il est con ! »
Il devait avoir bu au moins quatre litres d’eau et en avoir sué six quand il parvint à Locmaria, bavant sans trêve un chapelet d’insultes. « C’est Rose, j’en suis sûr. Je la crèverai, cette petite salope. Je les crèverai, ces peigne-culs, ils ne m’auront pas ! » Il était à ce point envahi par la colère, à chaque mot qu’il déchiffrait aux croisements, fraîchement peint de blanc, de bleu ou de vert selon les réserves de peinture des barbouilleurs nocturnes, qu’il dépassa sans s’arrêter la dernière fontaine. Maintenant, il voyait trouble. Les visages des gens sur le pas des portes lui semblaient des masques grotesques. Il ne comprenait pas ce que les organisateurs lui criaient. « Qu’est-ce qu’ils ont mis dans l’eau ? se demandait-il. Ils m’ont drogué ? »
Les cloches sonnaient à la volée. Elles sonnaient encore plus fort à l’intérieur de son crâne. Il avait pissé dans sa culotte et le frottement du tissu humide lui était douloureux. Mais il continuait. Il ne s’arrêta que lorsque les deux battants de la porte de la chapelle de Plasmanec s’ouvrirent et qu’une noce s’avança sur son chemin sous des jets de pétales de papier, grains de riz et pièces de monnaie.

— C’est Rose, jura le furibond. Dieu qu’elle est belle...

Belle est un mot qui ne pouvait dire la grâce de la jeune épousée au bras de son souffleur de rêves. La robe était brodée de genêts d’or et de bruyères blanches sur un tissu d’un blanc écumeux. Les fleurs de soie semblaient avoir poussé sur un champ de mer.
Les brodeuses avaient cousu à la reine du jour un capot à l’ancienne, qui lui faisait une auréole, et les coiffeuses lui avaient emprisonné sa chevelure dans les mailles d’une coiffe arachnéenne. Le marié était vêtu de velours. Le temps s’était arrêté en 39 avant que tout ici basculât. Il vaudrait mieux dire en 34 avant que la tempête ne noyât trente des plus vaillants enfants de l’île. Depuis, guerres et misères, l’île n’a pas quitté le deuil, non pas qu’on n’y rie plus mais l’âme est restée glacée par tant de misère.
Tout y était. La musique et la danse menée par Maryvonne et le Cercle. L’assurance que si on ne pouvait arrêter le vent et les vagues, on pouvait arrêter la folie des hommes et rendre la vie des enfants de l’île plus facile et lumineuse. Que de rêves ne lisait-on pas dans les yeux de ce couple amoureux et son cortège d’îliens joyeux !
Les grains de riz retombaient en pluie sur la tête du con comme autant de larmes amères. Quand Rose le vit, pissant la sueur et la rancœur, elle lâcha le bras de Damiano. Elle s’avança vers l’animal d’un pied léger au rythme de la gavotte que miaulaient la bombarde et l’accordéon. Il balbutia quelque chose d’inaudible. Un gargouillis s’échappa de son visage congestionné. Il aurait voulu s’agenouiller, balayer devant elle la poussière du chemin. Il aurait eu sur lui son portefeuille, il lui jetait une liasse de billets en criant que la fortune ne l’avait pas rendu heureux. Il aurait voulu lui demander pardon, mais sa langue occupait tout l’espace de la bouche, sa gorge était nouée et son cœur battait la chamade dans la cage de sa poitrine. Des coups de marteau cognaient à ses tempes. « Dieu te pardonne », dit-elle en breton. Elle le répéta en français. Elle ajouta : « Ma robe te servira de linceul ! » Il hoqueta et bava un filet rouge. Rose était déjà retournée auprès de son mari.
La noce défila devant le con sans un regard, parce que, pour bien danser, chacun regardait droit devant lui. À peine si on se souriait du coin de l’œil.

Et l’amour à mon âge
C’est là le plus bel âge

Le con mourut debout comme l’âne qu’il était en ce jour de Sainte-Anne. D’un coup, il tomba. Poc ! fit son crâne. Le fil pourri qui le reliait à la vie se rompit. La mer toute proche poussa un soupir. La noce ripaillait déjà à l’Esméralda autour d’un festin préparé par Milo. Le vent passa au suroît, forcit par rafales rageuses qui arrachèrent calicots et banderoles, renversèrent tables et coupes, et obligèrent les marcheurs à se replier vers les cafés, pour arroser ça avant de reprendre le bateau. Et tout finit comme dans la meilleure des îles : par une sacrée beurrée.

— Sauf qu’il y avait eu mort d’homme.
— L’eau était empoisonnée ?

Dame non. La gendarmerie fit une enquête. Les verres et les bouteilles furent ramassés et analysés. Rien. Il avait l’âme empoisonnée, le con. Les messages peints sur le chemin de son destin, que la pluie et la boue effacèrent dans la nuit qui suivit sa mort, n’avaient fait que précipiter la concentration du poison.

— Ainsi finissent tous les mauvais !
— Sers-nous un coup à boire, Jo, je me sens le cœur prêt à flancher.
— Toi, si tu meurs, ce sera de rire.
— Grand bien m’en fasse. C’est que tous mes péchés auront été effacés.


Vos commentaires

  • Le 10 octobre 2017 à 16:59, par Anita

    Encore merci à Ricardo Montserrat pour cette jolie histoire, écrite en 1999 mais dont les personnages peuvent être reconnus par beaucoup d’entre vous.
    A vos claviers :-)
    AM

  • Le 19 octobre 2017 à 18:26, par Cristina

    Merci pour cette histoire truculente !

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

RGPD : en envoyant ce message, vous reconnaissez avoir pris connaissance de la politique de confidentialité du blog

L'agenda d'Henri
Mots-clés

Recherche
FIFIG 2025
Webcam sur Port Tudy
Météo - Marée
Derniers commentaires :
Archives
Liens :
Autres sites :
Secours