"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

Accueil > Et on patine toujours ...

Et on patine toujours ...

1 commentaire

« Insularités » 2004 J.P. Castelain Éthnologie française

".../...Aujourd’hui, l’île vit dans un complexe d’oppositions, souvent anciennes, mais toujours actuelles : entre hommes et femmes, entre « avant » et maintenant, entre l’île et le continent, entre les moitiés ouest et est, rivalité ancestrale persistant dans les moqueries réciproques ; entre les authentiques insulaires, « ceux qui ont leur nom au cimetière », et les néo-insulaires ; .../... "

« Un espace de terre entouré d’eau de tous côtés. » Cette banale définition de l’île signifie pourtant des caractéristiques essentielles : un territoire distinct, donc différencié, des autres, et l’opposition de la terre et de la mer qu’il faut franchir pour y accéder. Lorsque nous arpentons l’île de Groix, d’autres oppositions s’y révèlent, comme si construire des différences permettait d’exister, créant une vie sociale que l’espace limité et clôturé ne laisse pas appréhender au premier regard. D’autant que plusieurs usages et modes d’appropriation du territoire insulaire s’y sont succédé ou superposés, coexistant parfois dans l’antagonisme ou l’ignorance de l’autre, comme aujourd’hui entre îliens et continentaux (touristes, « étrangers »).

Bien qu’à seulement trois quarts d’heure de courrier du continent, de la Grande Terre, les quelque 1 800 habitants à l’année longue revendiquent fermement les spécificités qui font de leur île un territoire à nul autre comparable : elle ne saurait être la banlieue du grand port voisin ; en aucun cas elle n’est située à la périphérie mais, comme toute île, elle est au centre – malgré ses 17 km2. « Ici, ce n’est pas comme ailleurs », répète-t-on au visiteur de passage pour lui signifier que les règles, les échelles et les repères sont autres.

Les plus anciens vivent dans la nostalgie de la grande époque où l’île était le premier port thonier de France, après que les hommes eurent abandonné la petite pêche côtière à la sardine – qui permettait de rentrer le soir dans l’île qui n’était jamais perdue de vue – et opté pour la pêche hauturière, qui les menait au-delà du golfe de Gascogne, à bord de leurs prestigieux voiliers.

Les terriens, déjà méprisés, le furent encore davantage : l’île était le territoire exclusif des femmes qui, redoutant la mer jusqu’à l’effroi, cassaient la terre pour subvenir aux besoins de leur famille, des enfants et des vieillards à charge – ceux qui ne peuvent plus partir. Les hommes n’y étaient pas à leur place : l’océan était leur territoire, le bateau leur espace de vie et de travail, sauf lors de leurs passages dans l’île, entre deux marées, où leur présence ne se justifiait que sur les quais et dans les cafés, lieux masculins intermédiaires entre la mer et la terre, le voilier et le foyer, le métier et la famille, tels ces dix-huit débits de boisson, lieux de passage obligés pour rejoindre les multiples villages de l’île.

L’économie s’est radicalement transformée au lendemain de la dernière guerre, et le niveau de vie s’est considérablement élevé avec l’embarquement des hommes sur les chalutiers des ports continentaux et le remembrement qui, par un important apport d’argent, permit aux femmes d’abandonner le travail de la terre ; quelques sillons à l’abandon, dispersés dans l’île, témoignent encore discrètement du paysage agricole qu’elles façonnèrent.

La différenciation radicale des espaces masculin et féminin a perduré, sous des formes atténuées et dérivées, s’ajoutant à d’autres. Aujourd’hui, l’île vit dans un complexe d’oppositions, souvent anciennes, mais toujours actuelles : entre hommes et femmes, entre « avant » et maintenant, entre l’île et le continent, entre les moitiés ouest et est, rivalité ancestrale persistant dans les moqueries réciproques ; entre les authentiques insulaires, « ceux qui ont leur nom au cimetière », et les néo-insulaires ; entre les anciens marins, ou ceux qui en revendiquent l’héritage, et les terriens qu’ils rejettent ; entre les personnes âgées, ancrées dans le souvenir d’un passé à jamais révolu, et les jeunes « qui sont rois », « qui ont toujours raison », protégés par l’île qu’ils redoutent de devoir quitter s’ils n’y obtiennent pas un improbable emploi. L’économie est désormais bouleversée, sans autre perspective que le tourisme qui ne fait vivre qu’une minorité alors que, durant la « saison », des milliers d’« étrangers » prennent possession de l’île sur des modes totalement exogènes, telle la volonté obsessionnelle des touristes d’en « faire le tour », ou de toute autre qu’ils visitent, alors qu’ici comme ailleurs, les insulaires sont d’un village ou d’un quartier. Pour tous les îliens, l’attachement au territoire est très profond et le sentiment d’insularité est fièrement affiché.

À cet égard, le comportement ludique de nombreux jeunes est révélateur, particulièrement celui des adolescents et des lycéens scolarisés sur le continent qui reviennent chaque fin de semaine et pour les vacances dans l’île, seul lieu où l’« on est libre, sans limite » – sinon celle du rivage, garant d’un milieu protecteur. Les vendredis et samedis soir, ces jeunes aiment se retrouver, garçons et filles à égalité, pour s’amuser et « s’éclater » dans les cafés, principalement ceux du port que fréquentaient leurs pères et grands-pères, les marins – et, si le temps le permet, ils se rassemblent et consomment également sur le trottoir et sur la route. S’y rendant après le départ du dernier bateau emportant les étrangers, ces jeunes investissent et s’approprient ce territoire qui n’est plus celui des anciens, une transition entre la mer et la terre, ni l’accès obligé, dans la journée, pour pénétrer dans l’île, mais le leur : celui où, dans le temps partagé de la fête, créant l’amorce d’une communauté vécue dans l’instant, à défaut de retrouver l’ancienne, ils tentent d’en construire une nouvelle dans l’espace d’un passé mythique. ■

http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2004-1-page-99.htm


Vos commentaires

  • Le 24 février 2014 à 22:47, par Régis Leclercq

    Lire aussi du même auteur son article "L’Île et la peur" dans le numéro de février 2000 de la revue Autrement , intitulé "Désirs d’ivresse".

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

RGPD : en envoyant ce message, vous reconnaissez avoir pris connaissance de la politique de confidentialité du blog

L'agenda d'Henri
Mots-clés

Recherche
FIFIG 2025
Webcam sur Port Tudy
Météo - Marée
Derniers commentaires :
Archives
Liens :
Autres sites :
Secours