UNE ILE À VENDRE
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Dans sa longue histoire, Groix a souvent fait l’objet de pillages et de destructions dont certains sont encore dans la mémoire collective de l’île.
C’est ainsi qu’en 1696 (le 14 juillet !), des troupes anglo-hollandaises débarquèrent et détruisirent une bonne partie de l’île.
Quelques années plus tard, en 1703, seul le subterfuge du recteur en déguisant les femmes en soldats avait réussi à dissuader les anglais (encore eux) de débarquer.
Il fallut attendre la fin du XIXè siècle (1889), pour que ces derniers envisagent sérieusement d’occuper l’île dans le but de faire le blocus complet des ports de Bretagne.
Une guerre avec la France était imminente à cause d’un conflit colonial au sud Soudan (Affaire de Fachoda).
En fait ce n’est qu’en 1940 que l’île fut pour la première fois occupée par un ennemi, l’Allemagne, et cela pendant plus de quatre longues années de la Seconde guerre mondiale.
Mais à tous ces évènements, connus de ceux que l’histoire du « caillou » intéresse, il en est un d’importance qui est resté pratiquement oubliée : en 1782, quelques années avant la Révolution, l’unique propriétaire de Groix voulut vendre l’île au roi de France Louis XVI.
Oui, la vendre entièrement, mais pour quel motif et dans quel but ?
Voici cette « petite histoire » originale par ses acteurs et les conséquences qu’elle aurait pu avoir pour l’île et ses habitants.
Depuis 1384, Groix appartenait à une des plus illustres familles de l’aristocratie française : les Rohan. Leur lignée remontait officiellement au premier roi de Bretagne Conan Mériadec (dont l’existence même est encore de nos jours controversée).
La devise de la Maison de Rohan est restée célèbre :
« Duc je ne daigne, roi je ne puis, prince de Bretaigne de Rohan suis »
Quand cette affaire commence, le propriétaire de l’île était un des hommes le plus en vue de la cour à Versailles.
Henri-Louis-Marie de Rohan, prince de Guémené, duc de Montbazon, remplissait auprès du roi les charges de grand chambellan et de capitaine lieutenant des gendarmes de la garde. Ces fonctions le plaçaient, juste après les princes de sang royal, au premier rang des serviteurs du trône.
Son épouse, Victoire Armande-Joseph de Soubise, qui était aussi sa (très riche !) cousine, remplissait la charge de gouvernante des enfants de France auprès de la reine Marie-Antoinette.
Le couple était réputé pour l’éclat de ses fêtes, la somptuosité de ses résidences et ses prodigalités inouïes. Dans son hôtel de Paris, le prince entretenait des musiciens, des chanteurs, des comédiennes et des danseurs. Pour subvenir à tant de dépenses, il ouvrait continuellement de nouveaux emprunts qui grossissaient d’autant ses dettes.
Et ce qui devait arriver arriva...
Le 30 septembre 1782, une nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans le tout Paris et à Versailles : le prince de Guémené fait une banqueroute s’élevant à la somme énorme de 33 millions de livres (environ 500 millions d’€uros ! ).
L’encyclopédiste D’Alembert, dans une de ses correspondances avec le roi de Prusse, écrit :
« Je crois bien, sire, qu’on fait chez vous des banqueroutes comme ailleurs ; mais on n’en fait pas d’aussi monstrueuses, d’aussi atroces, d’aussi impudentes, d’aussi scandaleuses que celle du prince de Rohan-Guémené. Je le répète, sire, toute la France crie qu’il aurait été puni chez vous exemplairement, il ne l’est ici que par la perte de ses places, qu’il était impossible de lui laisser. Mille familles peut-être sont à l’aumône par cette banqueroute, qu’on fait monter à près de quarante millions, tant en France qu’en pays étranger ; elles crient en vain, le crédit du prince et des siens est plus fort que leurs cris. »
« Le Prince de Guémené avait des recruteurs d’argent à Brest et dans tous les ports de Bretagne. Les gens les plus atteints étaient des domestiques, de petits marchands, des pêcheurs, qui portaient leurs épargnes au prince. Pour séduire les pauvres matelots ils les éblouissaient par l’apparence d’un placement avantageux et accaparaient ainsi tout leur argent. »(Mémoire de Bachaumont)
En 1778, MM. du Couëdic et Bastion avaient établi à Brest une maison de banque au nom et sous la garantie du Prince qui avait spécialement hypothéqué à cet effet les fiefs qu’il possédait dans la région et notamment Recouvrance qui représentait la moitié de la ville de Brest à l’époque.(Cette hypothèque de 4 millions de livres et la noblesse du Prince semblait garantir les préteurs de toute déconvenue) (Histoire de la ville et du port de Brest. P. Levot).
Dans son « Journal », le marquis de Bombelle écrit en parlant de cette affaire :
« Le prince de Guéméné semble avoir été un escroc plutôt qu’un simple homme léger. Il existe une lettre de lui à l’archevêque de Narbonne qui achève de le déshonorer parce qu’elle prouve qu’il a ruiné l’univers (sic) en science de cause. En voici un extrait : « Monseigneur, la bombe a crevé plus tôt que je ne le croyais » c’est à dire qu’il comptait bien finir par être banqueroute mais qu’il s’était flatté de ne pas l’être aussi tôt. »
Le roi Louis XVI se senti obligé d’intervenir dans ce scandale qui touchait la cour et son entourage immédiat.
Le prince, démis de sa charge de grand chambellan, fut détenu au château de Navarre (près d’Evreux), puis s’exila en Autriche avant la Révolution. Son épouse dût aussi donner sa démission de gouvernante des enfants de France et se retira au château de Vigny (Val d’Oise).
La protection du Roi leur évita un procès que réclamaient tous les prêteurs (on parle d’environ 3000 personnes), mais la très riche famille de Rohan dut rembourser ses principaux créanciers (les remboursements, malgré la révolution, se prolongèrent jusqu’en 1796).
Pour ce faire, tous leurs biens furent saisis et le Roi en personne leur racheta le quartier de Recouvrance à Brest, la ville de Lorient (terres saisies par Louis XIV pour installer la première Compagnie des Indes en 1666), ainsi que leurs hôtels particuliers à Paris.

Mais même l’importante fortune personnelle de sa femme ne suffisait pas pour rembourser la dette colossale du prince de Guémené.
En cherchant ce qu’il pouvait encore vendre, le prince pensa alors à… Groix.
Comme le roi avait racheté (avec beaucoup de générosité) Brest et Lorient, il fallait essayer de lui faire aussi acheter Groix.
Déjà, au cours des années 1774-1775, l’Intendance de Bretagne avait mené une enquête afin de trouver le lieu idéal susceptible d’accueillir des mendiants emprisonnés à Paris. L’attention se porta vers les îles bretonnes qui offraient, aux yeux des administrateurs, le double avantage de disposer de terres vacantes et de permettre une surveillance aisée.
Groix et Belle-Ile apparaissaient comme les plus propices à ce projet et le choix final se porta sur Groix.
Versailles sollicita alors un examen approfondi sur l’île et… l’affaire en resta là.
En proposant Groix au Roi, le prince de Rohan présenta la vente pour un autre motif dont l’idée initiale ressemblait fortement au projet avorté de 1774.
L’île était une dépendance des Rohan-Guémené depuis 1384, mais en fait les Rohan n’y possédait plus aucun domaine depuis 1771, date à laquelle leur dernier bien, le moulin dit du Prince (près de Loqueltas) fut vendu.
Par contre ils continuaient de percevoir « perpétuellement » des impôts fonciers sur toute l’île (somme estimée à l’époque de 2 à 3000 livres par an).
L’argumentaire de son mémoire pouvant intéresser le roi se résumait en deux points :
Faire de l’île une école maritime.
Recruter pour cette école tous les mendiants du royaume.
Voici quelques extraits de ce mémoire retrouvé par Jean-Pierre Calloch aux Archives nationales pendant son premier séjour à Paris en 1907.*
« L’isle est très fertile mais trop peu peuplée pour être parfaitement cultivée. Elle fournit d’excellents marins mais la récente guerre d’indépendance américaine avait montré que leur nombre était insuffisant pour armer tous les vaisseaux du roi.
Pourquoi donc ne pas former sur l’île des matelots issus des mendiants valides et des enfants dès l’âge de 6 ans.
L’isle serait un dépôt considérable d’où on pourrait à volonté fournir des matelots alors que les mendiants et les enfants encombrent les villes et ne sont d’aucune utilité. »
« Une école de marine dans une île telle que celle de Groix deviendrait un dépôt intéressant : nul moyen de fuir pour ceux qui y seraient déposés et ils auraient toutes les ressources pour s’instruire dans une profession utile au gouvernement pour s’attacher à l’état (le métier) le plus attrayant pour le peuple et pour les hommes en général.
En effet l’homme peut se dégoûter de toutes les professions, de tous les métiers, de tous les arts, le marin seul paraît s’attacher à son état : tel navigateur même dans le rang le plus inférieur, même après les dangers de mort les plus accablants, aussitôt son arrivée dans le port ne désire rien autant que l’instant de s’embarquer à nouveau. »
Un premier dépôt dans l’isle de Groix ne serait pas une entreprise coûteuse ni difficile. Les havres de cette isle sont commodes et la facilité de passer à la grande terre pour le transport des vivres empêcherait que les matelots novices fussent jamais dans le besoin. »
« Le gouvernement entretiendrait 10 frégates et 5000 matelots novices dans une isle à peu de frais. Ce nombre de 5000 paraît modique si l’on considère le nombre de vagabonds et de mendiants qu’on pourrait y importer, mais on suppose qu’on pourrait en enlever parmi les plus instruits chaque année au moins 1200 et davantage par la suite. »
« Un établissement dans le genre serait nécessaire et utile. On dit nécessaire parce qu’on détruit la mendicité et on n’enlèverait personne à l’agriculture. On dit utile parce qu’on ôte cet ordre (cette catégorie) de gens importuns dans les villes mais très à charge dans les campagnes et on répète qu’on parviendra à détruire en France la mendicité de la manière la plus douce et la plus sûre. »
« Une école de canonniers parmi ceux des matelots qui auraient le plus de goût pour cette partie fournirait encore des hommes qui pourraient devenir précieux.
Mais indépendamment de cet avantage, le gouvernement annexerait le domaine de l’isle de Groix à celui de la couronne et toute la propriété de l’isle appartiendrait au souverain. »
Si toutefois les américains formaient un établissement au port de l’Orient, les moins bons sujets pourraient être donnés mais par ordre de s’expatrier. »
Malgré tous ces arguments, Louis XVI n’acheta pas Groix. Le trésor public était vide et le roi venait d’offrir à sa sœur, Madame Elisabeth*, la demeure et le parc des Rohan à Versailles (Domaine de Montreuil appartenant au Conseil général des Yvelines depuis 1984).
La Révolution arriva et l’île vit une période troublée. On n’entendit plus parler de ce projet très vite oublié.
Ce n’est qu’en 1895 qu’une école « maritime » fut créée à Groix : la première école de pêche de France, mais c’est une toute autre histoire.
Quel fut le sort de ses anciens propriétaires « banqueroutiers » ?
Le prince de Guémené s’exile dés 1786, et meurt à Prague en 1809.
Son épouse Victoire de Soubise reste en France, n’est pas inquiétée par la Révolution et meurt en1807.
Leurs deux fils, Charles et Victor, se mettent au service de l’Autriche dans sa guerre contre la France. Ils achètent, en 1820, le domaine de Sychow en Bohème, qui restera la propriété de la famille jusqu’en 1945 (Création de la Tchécoslovaquie).
Leurs biens dans Paris connurent des sorts différents après une occupation tumultueuse pendant la période révolutionnaire (dépôt de la poudre de la Bastille, etc...).
Par Décret impérial du 6 mars 1808, l’hôtel de Soubise et l’hôtel de Rohan sont acquis par l’État, affectés aux Archives impériales pour le premier et à l’Imprimerie impériale pour le second. Depuis 1927 l’hôtel de Rohan est aussi affecté aux Archives Nationales (pour la « petite histoire », Victor Hugo y loua un appartement de 1832 à 1848).
Le dernier acte des Rohan à Groix est gravé sur une plaque commémorant la reconstruction de l’église du bourg en 1788 (ces travaux furent financés par les Oratoriens de Nantes).

Armoiries des Rohan
Jean-Claude Le Corre, Groix, décembre 2017
Sources principales : * Histoire de Groix de Michel Goulletquer
BNF Gallica
avec l’aide de Yves Raude
Vos commentaires
# Le 17 décembre 2017 à 00:39, par LN
Merci Mr Le Corre pour ce récit. Très intéressant.
# Le 18 décembre 2017 à 22:57
Félicitations pour cette excellente compilation ,étude et mise en oeuvre qui nous éclaire sur une période certainement peu connue de l’histoire groisilllonne . jvk