Aggravation du chômage, allongement de la pénibilité, absence de prise en compte des gains de productivité… Pour le philosophe Henri Peña-Ruiz, auteur notamment de « Marx quand même » (Plon), « Entretien avec Karl Marx » (Plon) et « Karl Marx penseur de l’écologie » (Seuil), bien des arguments en faveur de la réforme des retraites méritent des objections en règle.
Le chômage
Évoquons d’abord l’abandon de la question du chômage. Celui-ci est aggravé dès lors que des emplois sont rendus indisponibles par le fait de reculer l’âge de la retraite. Le partage du travail, en revanche, permettrait de lutter contre le chômage tout en gardant la retraite à 62 ans. Il faut donc en finir avec le sophisme selon lequel "on vit plus longtemps donc on doit travailler plus longtemps". Cette affirmation est fausse par son abstraction. L’égalité devant la mort n’existe pas. Et la différence d’espérance de vie selon les métiers a des conséquences lourdes. Pour l’ouvrier qui meurt 8 ans avant un cadre supérieur, travailler plus longtemps c’est aussi mourir plus tôt, et ne pas pouvoir profiter de la retraite.
Gains de productivité du travail
Quant aux gains de productivité du travail, il est scandaleux de les passer sous silence quand on entend souligner le déficit prétendu des personnes qui assument le financement des retraites par rapport à celles qui en jouissent. Quand on souligne qu’en 1950 il y avait quatre "actifs" pour un retraité, alors qu’en 2020 il y en a "seulement" 1,7, on abdique tout sens historique. On oublie que si les quatre actifs produisaient des biens mesurables par l’indice 400, 1,7 "actifs" produisent aujourd’hui des biens mesurables par l’indice 1200 (INSEE). Qu’a-t-on fait des gains de productivité ainsi multipliés par 10 ? Le capitalisme définirait-il la seule manière possible de les utiliser ? Par quel paradoxe le progrès de la productivité peut-il conduire à repousser l’âge de la retraite ? Objection : « Le travail produit beaucoup plus dans le même temps donc on peut travailler moins sans risque pour l’économie ». La logique du capitalisme mondialisé est autre. Il joue la géographie des délocalisations contre l’histoire des conquêtes ouvrières pour réduire le coût du travail.
Le financement
Financer les retraites...Voilà le leitmotiv ressassé, sur la base d’une approche comptable partiale qui passe sous silence le rôle possible des cotisations patronales, et des augmentations de salaire, pour un partage plus équitable des gains de productivité. L’impensé des économistes néo-libéraux favorables aux réformes actuelles est l’accroissement vertigineux, depuis 1975, des inégalités entre les revenus du capital et ceux du travail, et des inégalités de patrimoine.
Comparons les Trente Glorieuses (entre 1950 et 1983) et l’âge de la mondialisation capitaliste (entre 1983 et 2016). Entre 1950 et 1983, les revenus ont progressé de 4% par an pour la majorité de la population, et les plus hauts revenus ont progressé d’à peine 1% par an. La solidarité redistributive a bien fonctionné. Pour les 33 années qui suivent, c’est l’inverse qui se produit. Entre 1983 et 2016, le revenu moyen des 1% les plus aisés a progressé de 100% (en sus de l’inflation), et celui des 0,1% les plus aisés de 150%, contre à peine 25% pour le reste de la population (soit moins de 1% par an). Les 1% les plus riches ont alors capté 21% de la croissance totale, contre 20% pour les 50% les plus pauvres. Les chiffres confirment aussi la forte croissance des plus hauts patrimoines. Les entreprises du CAC 40 ont distribué 60 milliards d’euros de dividendes en 2019 battant le record de 2008. La solidarité s’est donc effondrée, à rebours du modèle social français. En France, la fin des « Trente Glorieuses », conjuguée avec le premier essor d’une mondialisation capitaliste débridée, a consacré le démantèlement des conquêtes sociales et tout particulièrement des services publics, forme de salaire indirect qui tempère les inégalités. Denis Kessler, vice président du CNPF (devenu le MEDEF) a indiqué le vœu du patronat dans la revue Challenges, le 4 octobre 2007 :« Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer... Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » Un vœu parachevé par M. Macron, soldat zélé du MEDEF, récent fossoyeur du code du travail, du statut de la SNCF, des allocations chômage, et aujourd’hui des retraites.
A qui profitent ces réformes ? Les statistiques de l’INSEE en témoignent. Voyez les rémunérations exorbitantes des dirigeants et le niveau abyssal de leur fortune. Et c’est une telle ploutocratie qui s’insurge contre l’idée d’une majoration des cotisations patronales destinées à conforter les retraites par répartition ! On mesure cet égoïsme de classe et les bénéfices secondaires qu’elle en tire dans la perspective d’une retraite par capitalisation, accessible seulement à ceux qui ont les moyens d’épargner. Du pain bénit pour les fonds de pensions et les assurances privées. En France, un salarié travaille 45 jours par an pour payer les dividendes des actionnaires. En 1981, c’était 10 jours.
Pénibilité
Quant aux nouvelles pénibilités, elles justifient des régimes spéciaux de retraite. Le gouvernement l’a prouvé en décidant de maintenir pour les policiers un régime spécial. Que ne fait-il la même chose pour les autres métiers pénibles ? Comment peut-on prétendre que la pénibilité du travail des cheminots a disparu avec la locomotive à vapeur ? Le stress du conducteur d’un TGV lancé à 340 km/heure est bien réel, de même que le fait de travailler à toute heure. Comme pour les mineurs jadis, voués à la mort par les coups de grisou et la silicose, nombre de professions sont aujourd’hui pénibles. Refuser de prendre en compte le port de charges lourdes est une honte. Les déménageurs et les ouvriers du bâtiment, pour ne citer qu’eux, apprécieront ce refus réaffirmé par le président de la République, en cela fidèle serviteur du Medef.
Quant aux 28 suicidés de France Télécom, leur sacrifice, récemment condamné par la justice, pourrait nous rappeler le stress angoissant d’un qui-vive permanent lié au turn-over des postes. Pensons également aux enseignants sous-payés, qui dans les classes subissent de plein fouet le dénigrement de l’Ecole par des parents déboussolés, l’indiscipline et l’irrespect d’enfants à qui on n’inspire plus le goût et le respect de l’Ecole comme du savoir qui les émancipe. Il en va de même de la multiplication ubuesque de tâches administratives diverses. Christine Renon, directrice d’école à Pantin, s’est suicidée le 21 septembre 2019 en disant sa souffrance dans une lettre bouleversante. Pensons aussi aux infirmières, si mal payées, stressées par la misère des hôpitaux publics, victimes de la réduction de la dépense publique. Pendant ce temps, les cadeaux fiscaux vont bon train pour les plus riches. Cet inventaire des nouvelles pénibilités n’est pas exhaustif, et il faudrait le relier avec la différence de l’espérance de vie.
Espérance de vie
Quelle différence d’espérance de vie, et de vie en bonne santé, entre les catégories sociales les plus aisées et les plus démunies ? Place aux chiffres de l’Insee. Entre 2012 et 2016, le niveau de vie des personnes situées parmi les 5 % les plus aisées atteint une moyenne de 5 800 euros mensuels. Parmi les personnes les plus aisées, à la naissance, les hommes ont une espérance de vie de 84,4 ans. En revanche, parmi les 5 % de personnes les plus modestes, dont le niveau de vie moyen n’atteint que 470 euros par mois, les hommes ont une espérance de vie de 71,7 ans. Les personnes les plus aisées vivent donc en moyenne 13 ans de plus que les plus modestes. Pour les femmes, un tel écart est plus faible : à la naissance, l’espérance de vie parmi les 5 % de personnes les plus aisées atteint 88,3 ans, contre 80,0 ans parmi les 5 % les plus modestes, soit 8 ans d’écart. Selon l’enquête Santé et protection sociale de 2014, 11 % des adultes issus des 20 % les plus modestes ont renoncé à consulter un médecin au cours de l’année, contre 1 % des adultes issus des 20 % les plus aisés.
Pour toutes ces raisons, l’allongement de la durée de cotisation n’est pas la solution.
Henri Peña-Ruiz Marianne 23/02/2023
Commentaires :
1. vendredi 24 février 2023 à 18:052023-02-24T17:05:12Z
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Cet exposé est très étoffé et bien représentatif du pb actuel des retraites en 2023
Dans notre système par répartition , ou les retraites sont financées par les actifs ,comment peut-on oser affirmer qu’en augmentant de 5°/°la durée des cotisations on va pouvoir compenser et passer de 4 retraités pour 1 actif en 1950 a un ratio de 1.7 en 2023 , mème en tenant compte de l’augmentation de la productivité (qui est d’ailleurs très inégalement répartie !).
Comme je l’ai déjà dit sur ce blogue , cette réforme est avant tout revancharde et dogmatique , pilotée par une "droite financière " ( élue démocratiquement hélas , meme avec son très faible taux de représentativité mais ce a qui la faute ?!! ) la pire prédatrice et qui tient absolument a gommer toutes les avancées sociales initiées en 1944/45 ( CNR conseil national de la résistance ) puis en 1981 ( union de la gauche ) . jvk
2. samedi 11 mars 2023 à 02:422023-03-11T01:42:58Z, par Franck Louis Le Gurun
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Moi, voir des abrutis se bouffer les couilles sous prétexte, sans honte, ni gène. Cela même que leurs grands parents sont mort de souffrance. Venir dire, idiots que vous êtes. Cela ne peut être autrement ? Vaincu sans combat, héritier d’autres, qui eux sont morts pour vous. Instigateur d’une Europe à feu et à sang. Vous voulez sans vergogne maintenir vos primautés. Je vomis sur ce gouvernement. Et je vomis à ceux qui en prenne part.
Franck Louis Le Gurun
3. dimanche 12 mars 2023 à 09:582023-03-12T08:58:09Z, par vincent
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Je plussoie la ligne générale de votre commentaire, Franck Louis, ainsi que sa sémantique.
Je reviens sur la nième balade dans les rues de Groix, tous bien calés derrière les banderoles et drapeaux syndicaux.
Sempiternelle lecture (mais avec humour) du communiqué de l’intersyndicale...
Juste avant, annonce du nombre des défilants, comme partout très largement en retrait de celui des dernières manifs.
« On ne peut pas être nombreux à chaque fois » (ou quelque chose d’approchant, donc je n’écris pas en italiques).
Mon c.l oui !!! (merci de compléter Franck Louis)
Mais quand est-ce que les têtes pensantes syndicales vont-elles s’apercevoir que les gens commencent à en avoir ras le fion de perdre leur temps et leur argent à défiler sagement ?
Le fait que pour les médias aux ordres ça se passe "raisonnablement", et que pour le gouvernement ça se déroule « de manière responsable » n’interpelle que moi bon dieu ???
Qui aurait pu penser que l’intersyndicale de 2023, reprenant exactement la même tactique bornée et perdante d’une succession de manifs et grèves isolées en 2010, allait miraculeusement faire réussir le mouvement social d’aujourd’hui ?
Qui aurait pu penser que la bourgeoisie qui rigolait en 2010 de nos sages manifs isolées et des rares grèves dispersées, allait se pisser dessus de peur en 2023 ?
A quand enfin la prise en main du mouvement par les citoyens, pour décider par exemple de chambouler le parcours du défilé parisien, en bifurquant à gauche au carrefour pour marcher sur l’Élysée, pendant qu’en province, on bloque jours et nuits les camions sur les ronds-points ?
La suite des défilés mignons se fera sans moi (ça on s’en fout) et non plus sans plusieurs centaines de milliers de citoyens qui ne ressentent ni lassitude ni résignation (comme aiment rabâcher avec délectation les merdias), mais qui se sentent tout simplement abusés par le carré de tête des centrales syndicales.
Je continuerai d’interpeler la députée de ma circonscription, députée LREM passée d’extrême justesse.
Je continuerai d’abonder à ma mesure une caisse de grève chaque semaine (truc à savoir : certains dons ouvrent droit à 66 % de réduction d’impôts).
On reviendra dans la rue quand Berger et Martinez ne feront plus rempart entre les étincelles et le container de poudre...
4. dimanche 12 mars 2023 à 18:312023-03-12T17:31:20Z
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Merci pour le blog Anita , et son commentateur, qui m’ont permis d’enrichir mon vocabulaire fort modeste d’un nouveau verbe :"plussoyer ", d’homologation très récente . jvk
5. lundi 13 mars 2023 à 13:252023-03-13T12:25:18Z, par vincent
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Cher Jacques, existe aussi le contraire : « moinsoyer ».
Ça se conjugue aussi comme « merdoyer ».
Exemple : je moinsoie que la CFDT ait encore une fois merdoyé.
CFDT qui se prépare déjà à baisser culotte, par les mots de Laurent Berger qui assure que, « quel que soit l’issue parlementaire, son syndicat respectera la légalité du texte ».
Ça donne envie d’avoir des chefs de guerre comme ça !!!
Mais il paraît que quand on se battra contre la retraite à 66 ans, on va voir ce qu’on va voir !
La CFDT dira peut-être même des gros mots !!! Ça va déchirer grave !!!
Un bon copain d’abord syndiqué à la CFDT, puis très vite passé chez SUD me disait récemment :
« Tu vois, ce qui est bien avec la couleur orange (celle de la CFDT), c’est que quand tu enlèves le rouge, et ben il reste le jaune ».
(on pourra avantageusement taper « syndicat jaune » dans son moteur de recherche préféré)
6. lundi 13 mars 2023 à 14:002023-03-13T13:00:55Z, par Anita
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
ah Vincent, qu’as-tu fait là ? me rappeler le passage du logo rouge de la CFDT à la couleur orange. Quelle belle bagarre on a encore menée en interne ! Etant depuis 1975 qualifiés de moutons noirs pour refuser bruyamment le recentrage, le prétexte était trop beau pour expliquer qu’on se rapprochait effectivement du jaune, malgré l’opposition de la base (quand elle était bien formée, ce qui était le cas de notre section) !
7. mardi 14 mars 2023 à 10:352023-03-14T09:35:24Z, par Fabrice
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Cher Vincent,
"moinssoyer" ou "moinsoyer" n’existe pas pour l’Académie Française !
Ce néologisme ne se rencontre que sur Internet ou Wikipédia , en opposition à "plussoyer", lui-même un néologisme du 21e siècle.
8. mardi 14 mars 2023 à 10:392023-03-14T09:39:40Z, par Anita
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
ah ben Fabrice, si on attend que l’Académie se prononce, y a pas que moi qui ne verrai pas le résultat :-) mais, même sans ça, j’avoue que je n’utiliserai pas "moinsoyer" : peu de mots sont aussi moches !!
9. mardi 14 mars 2023 à 11:182023-03-14T10:18:34Z, par Fabrice
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Ça c’est vrai qu’ils sont moches !
Et aux dernières nouvelles de 2022, je crois que l’AF en est à la lettre F du nouveau dictionnaire !!
10. mardi 14 mars 2023 à 11:222023-03-14T10:22:18Z, par vincent
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Bien d’accord pour l’horreur moinsoyer !
Aux dernières élections, il fallait que nous plussoyassions plus nombreux le vote pour la vraie gauche, afin d’éviter de perdre notre temps et notre argent aujourd’hui.
L’imparfait du subjonctif de plussoyer a quand même de la gueule je trouve...
11. mardi 14 mars 2023 à 18:472023-03-14T17:47:58Z, par vincent
Les 6 sophismes de la réforme des retraites
Merci Fabrice, de rappeler l‘emploi (que je connais depuis que les mots sont apparus sur les commentaires des blogs) de ces verbes aux lecteurs.
Maintenant que suis libéré professionnellement de l’allégeance à l’Académie (avec un A majuscule), je profite chaque jour avec le plus grand bonheur de cette émancipation.
À l’Académie donc, je préfère aujourd’hui le charme moins conformiste d’autres académies (a minuscule, et en tout bien tout honneur).
Georges Brassens, dans « Vénus Callipyge », en donne un exemple savoureux ;o)