Conte de Noêl à l’envers
7 commentairesLes philosophes, les sans-papiers et l’aéronef
Mardi 16 décembre, nous sommes quatre philosophes français à prendre l’avion à Roissy pour Kinshasa afin d’y participer à un colloque avec des philosophes africains. Avant que nous embarquions, un policier distribue une « notice d’information » de la Police aux frontières mettant en garde contre les conséquences judiciaires de l’opposition à l’embarquement d’une personne expulsée de France. Ainsi avertis, nous constatons qu’au fond de l’avion, un homme et une femme, d’origine africaine, sont assis, menottés, et entourés de plusieurs policiers en civil.
Pouvons-nous tranquillement nous asseoir pour aller en Afrique parler avec des Africains du dialogue, des droits de l’homme et de l’accueil des étrangers, alors que dans notre avion deux de ces « étrangers » sont menottés, escortés, expulsés ? Citoyens d’une démocratie dont la constitution est censément adossée à une charte des droits de l’homme, nous décidons d’aller demander à quel titre ces personnes sont expulsées. Les policiers et une hôtesse de l’air, très tendus, nous ordonnent de nous asseoir. Un policier finit par nous dire qu’il s’agit d’étrangers sans titre de séjour et que c’est la loi. Pendant ce temps, la cabine s’est transformée en un véritable forum où les passagers discutent, protestent, s’indignent, demandent qu’on enlève les menottes ou que la police descende de l’avion et refusent de s’asseoir.
L’agitation retombe au bout d’une vingtaine de minutes, le commandant de bord obtient que tous se rassoient afin que l’avion décolle. Nous regagnons nos places. Une passagère lasse et désolée nous explique qu’elle est d’accord avec nous, mais qu’elle va voir sa famille pour Noël, qu’elle est en transit et qu’hier l’avion n’a pas décollé à cause d’un incident similaire. L’hôtesse de l’air vient demander l’identité des trois « fauteurs de trouble ». Pierre Lauret refuse.
Alors que le calme est revenu et que tout le monde attend le décollage, le commandant de bord vient lui annoncer qu’il exerce son pouvoir de le débarquer. Un instant plus tard, des policiers armés et bottés le somment de sortir, finissent par l’arracher à son siège et le sortent manu militari de l’appareil. Sur la passerelle, ils le plaquent au sol et le menottent avec brutalité, son visage éraflé est en sang. Ils débarquent ensuite violemment un jeune homme qui n’avait rigoureusement rien fait ! Pierre Lauret est libéré au bout de six heures de garde à vue, et convoqué au TGI de Bobigny pour « opposition à une mesure de reconduite frontières et entrave à la circulation d’un aéronef ».
Dans l’avion, la discussion continue librement entre les passagers indignés et les deux « complices » restés à bord : un territoire est-il à considérer comme une propriété ? Les frontières en sont-elles les murs ? L’ordre public justifie-t-il tous types de mesure ? Et ce en dépit des intimidations des policiers, et du commandement de bord allant jusqu’à nous menacer de nous livrer à la police congolaise. A leur retour le 22 décembre, Sophie Foch-Rémusat et Yves Cusset sont appréhendés par la police au sortir de l’avion et passent onze heures en garde à vue pour « outrage, menace à agent de la force publique et opposition à mesure de reconduite frontières », en attendant leur convocation devant le procureur.
Ce qui frappe dans cette histoire, c’est la volonté de constituer un délit d’opinion. Nous avons seulement posé des questions, de manière calme et pacifique, sans jamais émettre ni slogan ni appel. Nous avons ainsi rendu visible et publique une situation qui a fait l’objet d’un débat d’opinion. Mais le seul fait de porter à la connaissance de l’opinion, et qu’elle s’en empare, l’action du gouvernement, est traité comme un grave délit. On vous avertit d’abord de tout ce que vous risquez, et si en dépit de cela vous vous exprimez en posant une question, on vous débarque, on vous brutalise, on vous place sans ménagement en garde à vue et on vous poursuit sur la base d’une qualification ubuesque des faits. Le gouvernement proclame la « légitimité » de ses lois et l’abus qu’il y a à s’insurger contre elles, mais il veille à ce qu’elles soient appliquées en catimini, et pour cela il est prêt à recourir à des sanctions et des brutalités extravagantes. Parce que son action suscite au fond la honte de tous, expulsés, citoyens, équipage, et même certains policiers, le gouvernement redoute l’opinion. Non pas celle qu’il peut manipuler par des fictions médiatiques et des fantasmes d’invasion, mais celle qui se forme publiquement et fait entendre sa voix, dans le débat, face à la réalité des situations humaines.
Ici, le dispositif d’expulsion des étrangers rencontre un problème : il est délicat d’expulser des Africains dans des avions remplis de passagers africains. Car ces derniers savent qui sont ces hommes qui voyagent en « classe prison ». Ils savent qu’ils ont quitté leur pays à cause de la misère, ou de la tyrannie, ou de la guerre. Ils savent le courage dont ils ont dû faire preuve pour arriver en France, puis pour s’y maintenir. Ils savent enfin la honte sociale qui frappe ceux qui sont contraints de rentrer, privés de tous leurs biens et n’osant plus se présenter à leurs proches. Cette opinion est partagée par de nombreux citoyens pour qui ceux qu’on appelle les « immigrés » sont des voisins, des camarades de travail, les copains de leurs enfants.
C’est cette opinion éclairée que le gouvernement veut museler, avec dans bien des cas la complicité active d’Air France. Il s’agit d’empêcher par tous les moyens qu’on puisse voir les immigrés pour ce qu’ils sont : des hommes et des femmes qui vivent une histoire à la fois tragique et courageuse dans ce monde que nous partageons - si mal - avec eux. Il s’agit de les expulser sans que nul ne se demande ce qu’ils ont vécu avant, et ce qui va leur arriver après. L’important est que les avions décollent à l’heure. Dans l’indifférence au sort de ces hommes entravés qui sont nos compagnons de voyage.
L’Etat français espère nous conduire à cette docilité en multipliant les inculpations et les sanctions, sans oublier de citer Guy Môquet au passage. Il peut parvenir à ses fins : après tout, on a vu pire dans l’histoire. Dès lors, c’est notre responsabilité politique et morale, à l’heure où la crise financière va lourdement aggraver la situation des pays pauvres et des migrants dans le monde, de nous opposer aux projets dégradants du gouvernement du « pays des droits de l’homme », au sein d’une Europe transformée en forteresse.
Sophie Foch-Rémusat, Yves Cusset, Pierre Lauret philosophes
Libération 24 déc.

Vos commentaires
# Le 24 décembre 2008 à 22:16, par françoise martin
on peine à se souvenir que la France est la patrie des droits de l’homme en lisant ce compte-rendu .Il faudra beaucoup de réactions individuelles et collectives courageuses pour qu’elle le redevienne...on est tous concernés
une phrase me gêne : "après tout on a vu pire" ,car il me semble que le pire n’arrive pas d’emblée , il a toujours des signes précurseurs ...et après coup, on ne se souvient surtout que des pires atrocités, mais on a trop tendance à oublier par quoi elles ont commencé plus ou moins insidieusement...
Petite précision : les trois philosophes se rendaient à un congrès organisé par l’agence universitaire de la francophonie et les universités CATHOLIQUES de Kinshasa (Le Monde du 24 décembre)
# Le 24 décembre 2008 à 22:18, par françoise martin
Bravo pour cette "composition " de carte de Noêl...
# Le 26 décembre 2008 à 10:37, par 2nize
le pêre noel est une ordure !!! et les voeux émis de par le monde doivent manquer de sincérité et générosité !
# Le 27 décembre 2008 à 00:39
Oui à l’indignation contre ce nième symptôme de dérive totalitaire en France, merci à Libé et aux quelques rares journaux qui communiquent ces infos sans intérêt pour la croissance et l’avenir de notre économie.
Mais tout le monde ne lit pas les journaux, et merci d’abord au blog d’Anita et à tous les individus qui relaient chaque jour ces petits dérapages qui installent et accoutument à un état de violence et de terreur.
A quelque niveau que ce soit, il faut dénoncer et faire connaitre les excès du pouvoir et montrer le danger qu’ils recèlent pour la société de demain.
Au delà des violences policières, n’oublions pas les dénis de liberté d’expression et de pensée, la sur-valorisation des religions par rapport à la laïcité, la fabrique télévisuelle de "temps de cerveau disponible"....
Résister seul ne suffit pas, il faut expliquer et convaincre autour de nous.
Alex
# Le 27 décembre 2008 à 05:41, par Anita
J’espère que beaucoup d’autres que toi, Alex, ont compris l’usage que je fais de ce blog et la nécessité qu’il y avait à changer de formule pour élargir l’information au delà des limites de notre caillou sur lequel la tendance serait naturellement à se laisser ronronner.
Des malheurs individuels nous frappent hélas, mais cela ne doit pas nous faire oublier les horreurs qui se préparent avec la bénédiction des nantis.
AM
# Le 27 décembre 2008 à 10:52, par Kichen ha Kichen
"...ces petits dérapages..."
Je dirais plus clairement :
Ces dérapages contrôlés continuels, dans tous les domaines et à propos de tout.
On fait feux de tout bois, et si celà ne marche pas, on y revient systématiquement d’une manière ou d’une autre.
Systématique, voilà un mot qui s’installe en "douceur".
Et quel rapprochement pourrait t on faire entre la volonté de mettre en place une "Economie Numérique" (l’informatique étant bien à la base le traitement de l’information) et la politique de "Systématisation" déjà expérimentée par ailleurs ?.
"A quelque niveau que ce soit,..."
J’ai déjà proposer à l’émission "C’ dans l’air" de faire une émission sur ce thème, depuis un bout de temps, sans résultat, mais je ne désespère pas vu le coup boutoir annoncée : "agir vite et fort"
Invoquée à tout bout de champs, la sécurité a bon dos.
Securitate ! Securitate !
Au moins çà bouge !
Kichen
# Le 2 février 2009 à 15:40
"agir vite et fort"
Entrez, entrez, mesdames et messieurs, le spectacle va commencer !
Le Monde.fr 02 02 2009
nouveau conseil de la création artistique
Mr.Sarkozy, co-président ? (intention)
Extrait :
"" ma parole est plus libre que celui qui produit et qui doit faire attention à ce qu’il dit(...)c’est donc à moi de donner un coup de pied dans la fourmilière, de bousculer les choses"
Kichen, pour "pleurer"