LA BELLE MARIÉE (suite #3)
(Groix, un été 99)
Je remercie Ricardo Montserrat de m’avoir donné (en début d’année) ce texte inédit que nous allons vous offrir en feuilleton. (ça nous changera de celui qui vient de se terminer...)
(...) — Et rebelote pour Beudeff, un mois de fermeture ! Santé, Jo !
Des fesses ! Pas des sacs gonflés de vent comme les filles qu’ont passé leur temps le cul sur un banc, non ! Dignes d’être exposées dans la vitrine de Loïc sous l’étiquette “Charolais premier choix”. Et les béquilles, donc ! Sous des fesses comme ça, il en fallait pour tenir la mer. Peut-être qu’elle avait eu une sirène pour grand-mère, elle ne marchait pas, elle glissait. T’avais juste envie de remonter à l’endroit où ça plissait, au croisement des nageoires, quoi.
— Ne dis rien de plus ou tu vas m’échauffer. Fais le tour pour me la croiser par-devant. Tu as des filles, tu les vois par-derrière, tu te dis : “Oh ! la belle chaloupe !” et, une fois devant, t’as l’impression qu’elles se sont payé le quai.
Tu remontais des pieds qui dansaient aux seins qui ne dansaient pas. Les siens, c’étaient ces petits melons bien ronds que te vend Sophie-Anne ou mon cousin Yannick sous la halle. C’est ferme, c’est odorant, tu mords dedans et ça te mouille le menton.
— Tu les avais vus, ses fesses et ses seins, que tu en parles si bien, cochon ?
— Il t’a dit que, de là-haut, il voit tout. Il a bien le droit de rêver. On touche avec les yeux, disait ma mère. Continue, Kaou.
Des épaules de nageuse, de fille de pêcheur, de petite-fille de thonier. Je l’ai vue nager, le soir, après l’école. Pas un ne la rattrapait. Je l’ai vue plonger du Frigo, les bras en avant. Plonger, pas sauter. La mer s’écartait comme du beurre sous la lame du couteau. Des bras, capables de porter le chagrin d’un homme et trois enfants en même temps. Un cou auquel on aurait voulu voler un bisou. Un menton obstiné, une mâchoire faite pour mordre le bonheur là où il se trouve. Des lèvres, deux pétales, et, juste au-dessus, un nez fait pour sentir le vent. Des yeux profonds qui te vident, t’appellent, t’attirent. Pas de front ou si peu sous les boucles.
— Tu veux dire qu’elle était...?
Co, t’as rien compris aux Groisillonnes. Études ou pas, il n’y a pas plus fines comme femmes. Tu sais, on dit : l’intelligence du cœur. Eh bien, elles ont l’intelligence de l’âme.
— Là, t’exagères ! Ta Katu, je dis pas, mais la mienne...
La tienne aussi... Ce n’est pas d’hier que leur est venue aux filles de Groix cette compréhension des choses, ce regard du dedans, cette intuition sans les phrases juste les deux ou trois mots qu’il faut pour être polie. T’es une femme, tu te maries sur l’île, t’as plus qu’à être patiente comme une plante et vive comme l’oiseau sinon tu meurs étouffée par le temps qui ne passe pas. Quand t’as fait tes courses, ton travail et le ménage, la nuit est là, avec ses morts qui rôdent. Tu passes le temps à rêver et, comme les rêves ne se font pas avec du vent, tu les tisses avec les nuages aux cheveux blancs, les rochers aux figures humaines, les odeurs sous la pluie, les bruits et les voix de ceux que tu croises chaque jour et de ceux que tu ne croises jamais, ceux que tu aurais dû croiser mais ils ont du retard, il s’est passé quelque chose, des nouvelles dans le journal et le drôle d’air qu’avait Unetelle sur le bateau, t’as rien entendu cette nuit ? Pas un grain de sable ne bouge, pas un brin d’herbe ne murmure, pas un gémissement ne franchit une porte sans que tu ne devines qui et pourquoi.
— Tu t’y entends pour parler des femmes, toi, tu serais pas un peu… ?
Un peu, beaucoup, passionnément amoureux de ma Katu, c’est tout.
— Je serais ta Katu, je me ferais des cheveux blancs.
Elles sont toutes aussi futées les unes que les autres. Tu rentres chez toi, avec tes gros sabots et tes mensonges, t’es un petit garçon, elles savent tout avant que t’aies ouvert la bouche. Moi, je n’ai plus besoin d’aller voir si l’oreiller est plus mou dans le lit du voisin mais j’ai appris une chose : Avec elles, fais-toi plus bête que tu n’es sinon elles te mouchent le nez avec les doigts.
— Ah, c’est pour ça que t’as le nez de traviole !
Rose avait en plus l’intelligence du corps. Elle ne disait rien, frémissait d’un cil et c’était comme un poème qu’elle récitait. Je ne parlerai ni de son visage pour ne pas fâcher ma Katu qui est plus susceptible qu’une ortie quand il s’agit de beauté, ni de sa famille, des gens d’honneur, des gens qui n’ont pas gagné ce qu’ils ont en spéculant sur la bêtise des gens. Leur nom est sur le monument aux morts, c’est dire.
— Ite missa est. Fermez les parapluies.
— Tu peux nous le dire, le nom ? Toute façon, ici, tout le monde s’appelle pareil. Tu dis un nom, tu ne sais jamais si ce sont des bons ou des mauvais.
"Lamour".
— Tu rigoles, co ? Ce n’est pas un nom d’ici !
En ça, tu te trompes. Pas plus îlien que ce nom, va voir sur le monument, tous les héros ne s’appellent pas Gourong ou Tristant mais L’Ingrat, Lohro, Causeur, Milloch, Penhoët ou Salahun. Rose était Lamour par son père et Tonnerre par sa mère, donc cousine avec ma Katu puisqu’avant-guerre une Boterff avait eu la bonne idée de se marier avec un Tonnerre. Rose Lamour était faite pour porter ce nom-là. T’imagines pas la ronde des scooters autour de sa maison, le nombre de garçons qui se sont jetés à l’eau du haut du 73 au risque d’y laisser la peau. Je connais même un employé de l’Interchampi qui, une nuit, a perdu ses sabots en essayant de la suivre. Elle se laissait désirer, prêtait à chacun au moins un sourire et ne donnait à personne, sûre qu’elle était de ne jamais rencontrer sur l’île l’âme sœur.
Et puis, il y en eut un qu’elle regarda.
Oh, pas un plongeur, pourtant les plongeurs, elle était tout le temps fourrée avec. Ils étaient beaux, les fous de Bassan qui se jetaient du Bâton après s’être longtemps défiés. Fredo, le fils du poissonnier, ne lui déplaisait pas, gentil comme il était, serviable, aimant le cinéma, les livres et les amis. Elle l’avait vu une fois, à Beg er Skeull, entre Port-Lay et Quelhuit, effrayer des branleurs qui se la jouaient, et quitter le sentier pour se jeter dans le vide. Quand il avait crevé l’eau quinze mètres plus bas, elle s’était dit que ce garçon-là serait, dès qu’il aurait plongé dans les cinq océans, quelqu’un de bien. Non, celui qu’elle choisit ne tenait ni de l’Indien ni du cormoran. Damiano...
— Damiano, le fils à... Celui qui était parti en Italie ?
Lui-même. Damiano était parti à la recherche de ce qu’il pourrait bien faire pour ne pas ressembler à un continental, sans pour autant devenir – comme beaucoup – un siffleur de verres.
— C’est de moi que tu parles ? Fffuit ! Jo, tu remets ça ?
Damiano était de l’île par sa mère, ce qui est l’essentiel – ce qui fait le bon pain c’est le four, pas le boulanger. Par son père, il était italien, un Italien du Nord, une vraie gueule d’ange. Il avait fait son tour de France puis celui de la Méditerranée et en était revenu, plus solide, plus costaud, avec cependant une maladresse dans les gestes comme si son âme n’était pas sûre d’avoir choisi le bon corps pour s’installer définitivement. Il s’était arrêté en chemin à Florence, Naples, Venise, Murano. Il avait traîné dans les musées, était tombé dix fois amoureux et avait voulu mourir onze, il avait mangé des tonnes de pâtes, de fromage et de glace, puis un soir de spleen où il n’avait toujours pas trouvé qui il était, pourquoi ses grands-parents avaient été chassés de ce paradis et étaient venus se perdre en Bretagne, il avait pris un vaporetto qui l’avait laissé sur un îlot de la Laguna. Sans doute parce que c’était un îlot. Tu vas, n’importe où, dans le monde, t’es sur une île, t’es chez toi.
— C’est vrai ça. Plus jeune, j’avais débarqué à Chiloé, au sud de Valparaiso, et bien, je m’étais senti comme à la maison.
— Elle s’appelait comment, ta maison ? Conchita ?
Damiano s’était senti chez lui dans le quartier aux échoppes obscures qui sombrait dans les eaux saumâtres. Quand il en repartit avec un bon métier, il savait ce qu’il voulait. Quand il débarqua, les yeux lui sortaient de la tête et il bégayait, tant l’émotion l’empêchait de dire ce qu’il avait dans le crâne. Le temps de dire bonjour à la famille et de faire le tour des copains pour les taxer de cent balles, il installait son atelier tout près de l’ancien bordel.
— Bordel ? À Groix ?
— Tu sais bien. Là où y avait la demoiselle qui, quand elle avait un client, retournait le pot en terre posé sur la fenêtre. Comme la chapelle était à moins de dix mètres…
Sans perdre une seconde, Damiano s’était mis à souffler des rêves.
Des verres, tu veux dire. À propos de verres, Jo…
Pardon.
Non, ma langue n’a pas fourché. "Des rêves". Il avait tout compris de l’île, Damiano. Il savait que pour y vivre, il faut avoir du souffle sinon tu ne tiens pas un hiver. Tu n’imagines pas le nombre de pékins qui ont cru, après y avoir passé quinze jours en été, que l’île, c’était Byzance. Ils n’ont pas tenu deux ans parce qu’ici tout est dans les racines. Le sel peut te brûler les feuilles, le vent te casser les branches, le doute te moisir l’âme, l’important, c’est les racines. Regarde dans ton jardin, les moindres plantes, des petites choses qui ont l’air toutes menues, elles ont de ces racines.
— Ça, c’est vrai, même que, quand on veut s’en débarrasser…
Pourquoi crois-tu que les Italiens, les Portugais se sont acclimatés ici ? Leurs racines s’enfoncent profond. Pourquoi crois-tu que moi, Kaou, après toutes ces années au diable, j’ai fini par trouver le bonheur !
— Oh, la mauvaise herbe, tu sais...
— Oh ! Et Rose, alors ?
Le jeune souffleur aux boucles blondes la fit voyager, accompagnant son travail de mots gentils, des mots doux, qui roulaient au milieu des copeaux de verre. Ce qui la fascinait, la belle, ce n’était ni les couleurs ni la magie des fils de verre qui se tordaient entre ses doigts, mais la flamme. Le beau parleur jouait avec le feu, saisissait à pleines mains le verre en fusion, commandait à la braise. De son souffle, naissaient des fleurs, des anges, des algues, des sirènes, des perles et des bijoux...
— C’est bon, les violons ! Ils ont conclu ou pas ?
Ils ont. Un soir, le Roméo escalada le balcon de sa Juliette. Bonne pâte, elle se laissa modeler, le laissa souffler sur le brasier de ses lèvres puis refroidir du bout de la langue ses ardeurs. Le galant, en repartant par le même chemin, ne se rendit pas compte que ses chaussures étaient boueuses. Tout le bourg sut le lendemain que Rose avait eu une visite pendant la nuit. La messe était dite. On les fiança vite. Fredo et ses autres soupirants en furent quittes pour chialer dans le secret de leur lit.
— Et faire pleurer le borgne...
Ne croyez pas qu’on lui en voulut. Au contraire. Sur l’île, on se réjouit du bonheur d’autrui. On baissa la voix en passant devant l’atelier et seules les mouettes s’effrayèrent des gémissements de la belle quand le souffleur avait trop attisé le feu. Et quand il advint ce qu’il advint avec le con, toute l’île se resserra autour des tourtereaux pour les défendre, sans lésiner sur les moyens.
— Assez tourné autour du pot, co. Viens-en à la mort puisque mort, il y a eu.
— Naturelle, co !
Mort naturelle si on veut bien admettre qu’il est naturel que justice se fasse. Le con, je continue à l’appeler comme ça, parce qu’il avait un nom à coucher dehors, venait d’un pays que je ne suis pas sûr qu’il existe : Le Lichtenntamère où le monsieur avait des affaires. C’était le genre à décrocher le portable sur le Saint-Tudy, au moment où tout le monde s’apprête à descendre, pour appeler je ne sais qui à Paris et lui demander à quelle heure décolle son avion pour Bruxelles et comment vont ses actions en Bourse.
— L’argent mal gagné, c’est comme la connerie, co. Plus tu en as, plus tu l’étales.
(...) A suivre !