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Télérama : Michèle Montas au Fifig

lundi 18 octobre 2004, par Admin

Michèle Montas, figure historique de Radio Haïti
L’épouse de Jean Dominique, assassiné en 2000, a dû fuir son île, mais ne désarme pas.

La frondeuse des Caraïbes

Bretagne, île de Groix, fin août 2004. Il fait chaud, mais Michèle Montas garde la veste. Invitée par le Festival international du film insulaire, elle est là, droite et muette, au fond de la salle du Cinéma des Familles. Pour la énième fois, elle regarde The Agronomist, le film documentaire (1) que Jonathan Demme a réalisé sur la vie de Jean Dominique, son mari, journaliste de Radio Haïti, assassiné en avril 2000.

Après la projection, un débat est prévu, mais personne ne pose de questions. L’émotion est trop forte. Michèle Montas quitte la salle silencieusement.

Le lendemain, cette Haïtienne, aujourd’hui porte-parole de l’ONU, revient sur son parcours. Issue d’une famille bourgeoise et progressiste, Michèle Montas prend très tôt conscience du dénuement et de la violence dans lesquels vit la majorité de ses compatriotes. En 1964, l’année de son bac, un événement bouleverse sa vie. Alors que François Duvalier (Papa Doc) vient de s’autoproclamer président à vie et que les tontons macoutes font régner la terreur, cinq de ses cousins et de ses tantes sont arrêtés, emprisonnés et exécutés.

Le reste de sa famille se cache plusieurs mois, puis ses parents l’envoient aux Etats-Unis. Elle qui voulait devenir médecin décide alors de rentrer au pays et de se consacrer au journalisme. Elle débute dans la presse magazine, mais dans cette île où 92% de la population ne sait ni lire ni écrire l’information passe quasi exclusivement par la parole. Dès qu’un poste se présente à Radio Haïti, elle y court et s’y fait embaucher, en 1973. Rachetée cinq ans plus tôt par Jean Dominique, cette station privée n’émet encore qu’à Port-au-Prince, la capitale, et dans ses alentours. Personnage charismatique et. fort en gueule, Jean Dominique, sans avoir jamais travaillé avec elle, lui confie d’emblée la mission de former les reporters.

Elégante, le chignon strict, le maintien irréprochable, cette grande femme ne se lasse pas d’évoquer les années passées aux côtés de celui qui est devenu le symbole haïtien de la lutte pour la démocratie. Pas le genre à se lamenter. Quand elle parle de son mari, c’est au présent, comme s’il allait dans l’instant s’asseoir sur la chaise où elle a posé son sac.

Le regard pétillant, l’humour vif, elle explique : "A l’époque, parler des boat people qui fuyaient le pays ou des tas d’immondices dans les rues, c’était déjà s’opposer au régime. De temps en temps, Jean-Claude Duvalier - Baby Doc, fils de François, successeur de son père en 1971 - nous laissait faire. Il voulait empocher les aides internationales."

Pendant les années de dictature, les Haïtiens vont inventer une manière de parler. Dans la vie quotidienne, ils s’expriment par gestes. A la radio, Jean Dominique et sa femme usent des onomatopées. "Suivant l’intonation qu’on leur donne, explique-t-elle, les oh, les ah ou les hum hum hum placés après les mots servent à faire comprendre ce qu’on ne peut pas dire. Le créole nous aide bien. C’est une langue très imagée.

Comme on ne pouvait pas évoquer directement le régime à l’antenne, dans nos journaux, on appelait tous les dictateurs du monde "Mâchoires rondes", l’un des surnoms de Baby Doc. Tout était crypté. L’actualité internationale nous servait à faire passer des messages. On insistait beaucoup sur la chute des dictatures... C’est vous dire si l’on a parlé de la crise du Nicaragua. On a couvert l’entrée des sandinistes à Managua en direct. Les auditeurs en redemandaient."

Le vent se lève sur Groix. Michèle Montas remet de l’ordre dans son chignon et poursuit avec calme : "Radio Haïti a toujours servi d’abri. En 1980, lors des grandes manifestations de Port-au-Prince, les étudiants se réfugiaient dans nos studios. Jean négociait la sortie de chacun d’eux avec la police, puis les ramenait un par un à la maison. Certains soirs, il faisait quinze allers-retours."

Le 28 novembre 1980, l’affaire tourne mal. Des hommes en uniforme investissent les studios, cassent tout et arrêtent le personnel. "Jean n’était pas là. Plusieurs journalistes ont été torturés ; moi, expulsée." Elle s’installe à New York. Jean Dominique ferme la radio et part la rejoindre. Elle travaille aux Nations unies pendant que lui se débat pour faire parler de la situation en Haïti. Ils n’y rentreront qu’à la chute de Duvalier, en 1986.

" 60000 personnes nous attendaient sur le tarmac ! Jean ne comprenait pas ce qui se passait, il croyait qu’il allait être arrêté. Une fois dehors, il a entendu la foule qui scandait ’Do-mi-ni-que, Do-mi-ni-que !" Il s’est mis à crier : "Hai-ti, Haï-ti !" Puis les gens se sont approchés de lui pour lui donner de l’argent. Ils voulaient qu’il remonte sa radio libre et indépendante." Fort de ce soutien, il fait preuve d’encore plus d’intransigeance face à la dictature et la corruption.

En 1987, à la veille des élections, des émeutes éclatent à Port-au-Prince, des bureaux de vote sont incendiés, Radio Haïti est attaquée. "Pour relater les événements, on est monté sur le toit avec nos micros. Des hommes nous ont tiré dessus. Un de nos collaborateurs avait disposé des pierres sur la terrasse. Je me souviens en avoir balancé sur nos agresseurs.

A la radio, Jean disait : "Excusez-nous, chers auditeurs, on ne peut pas vous parler, les membres du conseil des élections nous prennent pour cibles." Cette année-là, la situation était si difficile que les Haïtiens nous écoutaient avant de mettre le pied dehors. Pour eux, c’était une question de vie ou de mort."

En 1990 justement, après une transition militaire, Jean-Bertrand Aristide, alors soutenu par Jean Dominique, devient président de la République. Un an plus tard, il est renversé. Le journaliste et son épouse ferment à nouveau leur radio et plient bagage, direction New York, où les attendent famille et amis. Ils reviennent à Haïti en 1994, quand les troupes américaines rétablissent le président déchu.

Mais l’euphorie tourne court. Pour obtenir tous les pouvoirs, le "bon " père Aristide se transforme en un dictateur plus autoritaire encore que les Duvalier. Jean Dominique prend ses distances. Il installe un émetteur plus puissant, qui couvre tout le pays, et trouve une nouvelle façon de se rendre insupportable pour les autorités. Ingénieur agronome de formation, il se rapproche des paysans. En donnant la parole à ces petits exploitants sous-payés par des compagnies liées au gouvernement, "l’ingénieur " fait naître un sentiment de solidarité et jette l’amorce d’une force syndicale.

Le 3 avril 2000, alors que la situation semble calme, Jean Dominique et un autre membre de la radio sont assassinés. "Je n’arrive pas à croire qu’Aristide n’y est pour rien", dit Michèle Montas, en précisant qu’elle n’a aucune preuve pour l’affirmer. Ceux qui, à l’époque, ont voulu mettre leur nez dans cette affaire ont curieusement disparu.

Michèle Montas reprend le flambeau. Le 25 décembre 2002, c’est elle qui est visée. Elle échappe par miracle à un attentat qui cause la mort de son garde du corps. Alors, la rage au coeur, elle repart pour New York. Mais cette fois, la radio n’est pas fermée ; juste en sommeil. "Par mesure de sécurité, j’ai demandé aux douze journalistes de partir : les plus en vue sont en exil, les autres travaillent ailleurs.

Les quatorze salariés restants sont toujours en activité et payés. Les techniciens entretiennent les équipements, l’administratrice vérifie les comptes, les gardes de sécurité surveillent nos studios et nos émetteurs. J’ai l’intention de retourner là-bas et de reprendre les émissions. J’attends le feu vert de mes amis.

On a tenté de m’assassiner parce que je veux connaître la vérité sur la mort de mon mari. Il ne s’agit pas tant de voir ses assassins condamnés que de faire éclater la vérité au grand jour. De se débarrasser enfin de cette insupportable impunité qui entoure le régime d’Aristide. Bien sûr, le film de Jonathan Demme m’aide beaucoup. Malheureusement, il n’a pas été présenté en Haïti." Pas encore.

A en juger par la calme détermination de cette femme, qui depuis plus de trente ans n’a jamais rien lâché, cela finira par arriver. Et ce jour-là, Michèle Montas sera, comme toujours, au premier rang.

Anne-Marie Gustave

(1) The Agronomist sort ces jours-ci en DVD.
Télérama n° 2857 -13 octobre 2004