"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

PATE DE GANGSTER - (2)

Publié le 20 décembre 2017 à 09:08 - 1ere mise en ligne le 14 décembre 2017

Avec l’autorisation de l’auteur (Ricardo Montserrat) et de l’éditeur (Louis Barbusse) que je remercie amicalement.

Le charcutier l’avait souvent épiée le dimanche pour savoir, lorsqu’aux beaux jours elle quittait le balcon pour marcher d’un pas vif le long du sentier qui regardait vers le continent, si elle ne se faisait pas bronzer dans une crique dissimulée au regard. En vain. Il aurait aimé la surprendre nue, enduite de crème à traire ou d’huile de fleur de tiaré. Il se serait penché sur elle, elle aurait eu les yeux fermés et une larme aurait coulé sur ses pommettes hautes d’orientale. Il lui aurait mordu légèrement le cou ou les seins fermes comme des pommes ; le sang aurait coulé, un sang sombre aux reflets rouges comme les cheveux de la belle endormie, un sang au goût violent d’eau de vie de fruits. Elle aurait gémi et cru à la piqûre d’un insecte, aurait rouvert les yeux mais éblouie par le soleil, ne l’aurait pas reconnu.

Cherchant d’une main la robe qu’il lui aurait arrachée, elle se serait levée telle une vague déferlante, les seins pointés sur lui comme deux sternes à la tête noire, le ventre bombé au dessus d’une forêt d’algues rousses et se serait jetée à l’eau. Sans prendre le temps de se dévêtir, il aurait pris son élan pour la rejoindre.

- À quoi vous pensez, Yann, vous avez l’air dans les nuages ! N’allez pas vous couper !

II souriait, la hachette levée au dessus de la carcasse violacée qu’il venait de décrocher du frigo, se sentant stupide en songeant au satin de la robe de Léna-Chagrin.

- Laissez-moi les déchets pour le chien, vous serez gentil !

Yann était gentil et Léna était triste, Yann était timide et Léna était fière. Elle ne venait jamais à la boutique, elle ne mangeait pas de viande - trop chère, sans doute - seule sa mère passait - rarement - et Yann ne pouvait pas compter sur elle pour en savoir davantage sur la belle chagrinée car il lui fallait bien de la patience pour comprendre ce que la bouche tordue par la paralysie répondait aux amabilités d’usage. Le plus souvent, elle tendait un petit mot sur lequel-était écrite la commande, billets d’une écriture délavée que Yann conservait précieusement sous la caisse.

- Je vais acheter des cigarettes, disait le beau charcutier soudain exaspéré à son apprenti. J’en ai pour deux minutes... Sers ces dames et qu’elles ne viennent pas se plaindre ou je te taille les oreilles en pointe quand je reviens !
Les clientes le regardaient sortir de sa démarche souple de bel animal. Elles n’avaient jamais remarqué qu’il ne fumait pas, qu’il buvait encore moins ou seulement du bon - à table - et qu’il s’arrêtait longuement sous le balcon de Léna, mâchouillant une cigarette qu’il n’allumerait pas.
Ce jour-là, il crachinait et Léna Taurong avait ouvert un large parapluie dont l’auréole lui donnait plus encore qu’à l’ordinaire l’apparence d’une belle apparition sortie d’un tableau post-romantique.

Ce n’était pas l’heure du bateau et le temps était bouché si bien que pas une mouette n’avait pris la mer. Alors qu’espérait-elle voir venir ? Qu’attendait-elle ? Yann avait envie d’ajouter... Pour s’envoler.

C’était cela, Léna n’était pas une femme mais un ange tombé sur l’île, un grand oiseau foudroyé par un orage, dérouté par les tempêtes, qui en attendait une plus grande encore pour reprendre son vol vers le paradis.
- Mais je ne peux pas m’envoler ainsi ! murmurait-elle, en croisant ses bras aux mains interminables sur sa poitrine perlée.

Le rêve matutinal renouait ses fils, des fils d’argent : Yann lui tendait la robe volée contre un baiser, contre une promesse de baiser ; elle ressortait de l’eau couverte de haillons d’écume qui lui faisaient comme des plumes, ouvrait les bras pour chasser les cheveux défaits sur les épaules pointues, ne cachant plus rien de sa beauté aquiline. Revêtant la parure brodée de myosotis, elle s’envolait au-dessus de lui. Il la rattrapait par le talon, elle battait de ses grandes ailes bleu-nuit et l’entraînait vers les nuages effilochés...

Yann frissonna, cracha la cigarette défaite. Léna n’était plus au balcon. L’apprenti devait être en train de massacrer le travail.

Les clientes n’avaient pas bougé. L’apprenti avait eu beau les relancer de sa voix encrassée par la cuite de la veille au soir, elles papotaient en attendant le retour du héros.

- Est-ce qu’il fume après... ? se demandaient-elles. Comme les hommes au ciné ?

Les jours et les saisons passaient ainsi, sans amour ni raison, dans l’attente. Les cochons saignaient et les nuages s’accrochaient au thon de l’église à trop vouloir s’approcher du toit pour respirer le parfum mélancolique de la belle vigie figée sur le balcon de son bateau de pierre grenat et d’ardoises jaunies.

L’été s’enfuit, laissant la caisse de la charcuterie si remplie que le charcutier se demanda ce qu’il allait faire de tant d’argent. Un commerce qui fait trop de bénéfices est un mauvais commerce, lui avait enseigné son père. Investir, il faut investir. Mais investir dans quoi ? Il avait les plus belles machines à découper du pays, un hachoir multivitesses, une tronçonneuse laser, un presse-tout, une balance électronique, un frigorifique pouvant contenir de quoi nourrir l’île pendant un an et un camion Mercedès. La façade de la boutique avait été refaite à l’ancienne - "Charcuterie Grek, la tradition dans le cochon" - avec de jolis porcelets roses peints de part et d’autre de l’enseigne et des bleuets (des nigelles de Damas en fait, de la même couleur étoilée que ses yeux) que lui avait peints une Anglaise échouée dans l’île. Il avait pris des parts dans le nouvel abattoir, changé de voiture, construit une maison neuve au-dessus de Locmaria avec de quoi aménager un terrain de golf à l’arrière, racheté des masures partout dans le bourg, pour le jour où il voudrait s’étendre.

C’est là qu’il songea à prendre des vacances. Les vacances, jusqu’alors, il avait haussé les épaules, c’était une idée de continental ; prendre des congés quand on vit sur une île paradisiaque alors que les étrangers réservent avec presque trois ans d’avance une pièce minuscule et sans commodités, alors qu’il avait la mer, le sable, les nuits de fête chez Beudeff ou à la Taverne, les landes plus flamboyantes qu’en Irlande.

Et puis s’il s’en était allé et qu’un prétendant se fût présenté chez Léna sans qu’il pût l’empêcher ou si elle avait soudain eu envie de viande pour sa mère malade et trouvé la boutique close ! Non, les vacances, c’était comme aller s’enterrer dans l’oubli au risque d’attraper une mauvaise fièvre qui le défigurerait ou une de ces maladies qu’on ne trouvait pas à Groix !

Mais trop, c’était trop, il s’ennuyait sur son tas d’or, il n’avait même plus de goût pour le vin millésimé et le tartare lui paraissait aussi dénué de saveur que le prêche du curé le dimanche à l’église du bourg.

En préparant dans son laboratoire étincelant de propreté les rillettes et le pâté de campagne de la semaine - dans lequel il se vantait de ne mettre que des morceaux nobles, gardant les abats et les déchets pour le hachis parmentier ou la farce des tomates, (le goût des oignons, des herbes, du lait et des pommes de terre jaunes masque le goût des viandes), il eut une idée.
Il fit savoir à toute l’île qu’il partait sans se faire remplacer. Il mit une annonce dans Ouest-France et le Télégramme, colla une affichette de sa main sur la vitrine et au-dessous de la caisse. "Fermé à partir du 15 septembre pour congés annuels". Il envoya par la poste à chacune de ses clientes y compris à la belle de ses pensées, une information les invitant à profiter des promotions exceptionnelles avant fermeture pour congés le dimanche 15 septembre à midi.

Une nuée de mouches à l’humeur noire comme des points d’interrogation s’abattit sur la boutique.
- Vous partez ?
- Mais vous reviendrez ?
- Alors comme ça vous nous laissez ?
- Vous partez seul ?
- Vous n’allez pas dans un club, tout de même ?
- Vous avez de la famille sur le continent ? Des amis peut-être ?
- Ne nous dites pas que vous allez vous fiancer ?
- Vous avez bien raison ! S’il n’y avait pas les enfants, moi aussi je prendrais des vacances !
- Et puis c’est la meilleure saison, les jours sont encore beaux et les paysages tellement plus romantiques !
- Vous allez vous ennuyer ! Vous ne voulez pas que je vous tienne compagnie ? se risquaient les moins farouches.

Elles avaient deviné qu’il y avait anguille sous roche. Que le charcutier leur cachait quelque chose. Il devait avoir passé une annonce dans un journal matrimonial. Allez savoir... Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Il était jeune, il était beau, il était riche et célibataire ! D’accord, mais de là à se marier avec une étrangère... Elle va souffrir ! C’est que Groix, il faut y être né pour s’habituer. L’été bien sûr, mais l’hiver, il n’y a rien à faire. Elle déchantera vite !

Les larmes leur venaient aux yeux, elles auraient passé l’année entière sous la couette avec le beau charcutier sans se soucier du temps qu’il faisait.

- Je ne sais pas ce que j’ai à l’ oeil, j’ai dû attraper un courant d’air, reniflaient-elles.

On n’allait tout de même pas demander au maire de le déclarer patrimoine national et le faire mettre sous une cloche ou l’attacher à son comptoir avec une chaîne ! Si encore il disait où il se rend ! Moi, je le comprends ! Je connais plus d’une dévergondée qui serait capable de le suivre et de louer juste à côté rien que pour tenter de profiter de l’aubaine ! Si on va en vacances pour rencontrer les mêmes têtes, ce n’est pas la peine !

- Alors vous ne voulez pas nous dire, Yann ? Vous nous enverrez des cartes postales ?
- Du moment que ce ne sont que des vacances...

Leur curiosité piquée au vif, elles revenaient pour un oui pour un non, entassaient dans le congélateur de la charcuterie pour l’hiver entier et, bien que le vent commençât à être frais, ouvraient le décolleté et oubliaient le soutien-gorge.

Yann se contentait de sourire et de répondre par un vague :
- Je verrai bien ! En cette saison, il n’y a pas besoin de réserver !

Il ne lui fallut que trois jours pour vider le frigorifique et préparer avec ce qui restait des plats si délicatement mitonnés que beaucoup éclataient en sanglots après y avoir goûté.

- Mais qu’est ce qui t’arrive, ma pauvre femme ? s’inquiétaient les mâles îliens en s’efforçant de blaguer, soupçonnant qu’une mauvaise langue avait raconté à la malheureuse éplorée leur dernier méfait sur le continent - il ne faut pas croire ce que disent les gens !

Et puis le dimanche arriva, il y eut la foule des grands jours d’été à la sortie de la messe. Le sourire de Yann était d’un bleu si profond, un bleu-vert, deux pierres d’émeraude et de turquoise, que toutes ses fidèles s’y accrochèrent au risque de s’y noyer.
- Vous ne voulez pas venir boire l’apéritif pour fêter ça ?
- Non merci, Soizig, je n’ai pas le temps ! Faut que je ferme et que je range avant le bateau de quatre heures ! Au retour !
- Ah, vous allez voyager de nuit ? Vous passez par Paris ?
- On verra, esquivait-il, bon dimanche et à bientôt !

Au moment où il se préparait à tirer le rideau, il sut que son intuition avait été bonne car il aperçut la mère de Léna se pressant vers lui autant que le lui permettait sa jambe raide.
- Je n’ai plus rien, madame Taurong ! Comment va votre fille ?
La vieille aux yeux égarés se contenta de lui tendre une grosse enveloppe de kraft.

Yann referma le rideau et la porte à double tour avant de l’ouvrir. Elle contenait une seconde enveloppe et une feuille pliée en quatre.

à suivre

Pour lire "Pâté de gangster" épisode n°1 : http://ile-de-groix.info/blog/spip....

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