"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

PATE DE GANGSTER - (1)

Publié le 7 décembre 2017 à 13:22

En hommage à notre bon (et beau) boucher-charcutier. Nous lui souhaitons une bonne et longue retraite.
Avec l’autorisation de l’auteur (Ricardo Montserrat) et de l’éditeur (Louis Barbusse) que je remercie amicalement.

Si le tour de taille des îliennes avait en vingt ans pris vingt bons centimètres, c’était la faute aux beaux yeux du charcutier ! Parce qu’elles ne se contentaient pas de dévorer ceux de Yann Tronner, elles dévoraient aussi son boudin grec et son lard de thonier, ses merguez et ses saucisses maison.

Il faut dire qu’un charcutier aussi beau - si beau qu’elles mangeaient du porc tous les jours y compris le vendredi, rien que pour le plaisir d’aller faire la queue dans la minuscule boutique qui faisait le coin de la rue de l’Église et se laisser chavirer dans l’eau bleue de son sourire quand il leur demandait d’une voix mâle :
- Je vous en mets combien ?
- Oh, ce n’est pas l’appétit qui manque ! qu’elles répondaient en rougissant comme les gamines de Saint-Tudy.

Ça, un charcutier aussi beau, avec un corps de dieu antique, des mains de pianiste, une mâchoire de cow-boy et des cheveux en aile de corbeau qui lui donnaient un air d’italien - Élégant avec ça, coiffé, rasé de près, pas une tache sur son tablier... - Et le sourire, un sourire un peu triste, vous savez, ce sourire qu’a l’Ange de Chartres, affirmaient celles qui y étaient allées en pèlerinage... - Un ange, je vous dis, à se demander pourquoi il est devenu charcutier, il aurait pu faire acteur ou présentateur à la télé. Moi si j’avais sa beauté, je ne ferais rien, c’est pas les femmes riches qui manqueraient pour m’entretenir... - pour sûr, un charcutier aussi beau, il n’y en avait qu’un et c’était sur Groix !!!

- Quel dommage qu’il ne fasse pas de tournée comme le boulanger !
- Ce sera tout, Yvonne ?
- Je prendrai du boudin ! Quand j’ai ça dans le ventre avec une bonne purée au lait, j’ai plus envie que d’aller dormir, re-rougissait-elle !
- Ce n’est rien que du bon sang, mon boudin, Anne, de cochons qui n’ont jamais été enfermés.

Il les connaissait toutes par leur petit nom. Il les aurait reconnues, les yeux fermés, au parfum, bien entendu, car elles s’habillaient pour aller à la charcuterie comme les anciennes s’habillaient pour aller à la messe, se savonnaient énergiquement et se parfumaient ensuite.

- Tout de même, râlait leur mari ou leur mère, cette manie que tu as d’être propre dès le matin alors que tu n’as même pas eu le temps de te salir ! Au prix où est l’eau !
- Tu n’as pas lu dans le journal ? Les eaux de Groix valent toutes les crèmes de beauté du monde ! Elles sont bonnes contre les maladies de peau, le vieillissement, l’estomac, qu’on en boive ou qu’on se lave avec... Si tu préfères que j’aille acheter des crèmes à la pharmacie, donne-moi des sous !
- Beauté ou pas, c’est pas demain la veille que je me mets à l’eau ! Quant à me laver, une fois la semaine, c’est bien assez ! Des fois que je m’enrhume, qui c’est qu’ira travailler ?

Ce qu’elles ne disaient pas mais que toutes savaient c’est que l’eau de certaines fontaines de l’île cachées dans des bosquets à l’abri des regards étaient bonnes pour l’amour.

Après le bain ou la douche, elles s’aspergeaient de parfum acheté sur le continent, pas du sent-bon ni de l’eau de fleurs mais du cher. Chacun le sien, ne s’agissait pas de sentir comme la voisine !
- Mmm, tu sens bon, Nini ! Qu’est-ce que c’est ? s’enquéraient-elles !
- Oh, moi, c’est du Chanel ! Une goutte derrière l’oreille, une sur la nuque et un rien sur les poignets !
- Du Chanel ? Qu’est-ce qu’elle se croit ? c’est du parfum pour les vieilles ! "CK" de Calvin Klein, on dit que c’est bien !
- Moi, c’est "Je t’aime !" tout simplement !

Et quand la boutique était pleine, l’odeur de la viande disparaissait sous les senteurs de santal et de jasmin, de musc et de fleurs des bois. Il fallait le nez du charcutier pour distinguer sous les émanations capiteuses des odeurs plus secrètes, marines et océanes, de varech et de coquillages qui les identifiaient chacune bien davantage : la lascive, la pudique, la coquine, la sauvage, la luxurieuse, la panthère.

Les ailes du nez bien dessiné palpitaient et le sourire s’attendrissait quand, après avoir pesé le pour et le contre, il laissait tomber de ses lèvres sensuelles comme il aurait pesé un baiser sur sa balance.
- Vous m’en direz des nouvelles ! J’y ai mis le meilleur de la bête !
- J’en ai l’eau à la bouche, minaudaient-elles.
Et pas qu’à la bouche, ajoutaient-elles intérieurement après s’être retournées une dernière fois pour emporter en même temps que le pâté de campagne le sourire aux dents parfaites de l’homme de leurs rêves.

Les plus audacieuses demandaient de la saucisse ou de l’andouille.
- Je vous la coupe ?
- Oh non, mettez-la-moi toute entière...
- Long comment ?
- Allez-y, n’ayez pas peur !

Elles rentraient à la maison avant que les enfants revinssent de l’école, ouvraient le beau papier blanc à l’en-tête "Charcuterie grecque" et fermaient les yeux pour respirer l’odeur forte de l’andouille qui était sans aucun doute celle de l’amour - le vrai, celui des livres et des films du "Cinéma des Familles" en été - un amour tendre et sauvage qui leur aurait fait rendre grâces à genoux, hurler à faire jaser le bourg tout entier.

Yann se doutait bien que ce n’était pas le goût délicat de sa marchandise qui faisait se serrer les belles de l’île devant sa caisse. Il aurait vendu des courants d’air qu’elle lui en aurait acheté au prix qu’il aurait demandé.

Ah, s’il avait été jardinier, la chose aurait été différente, il aurait été bien obligé de s’occuper de leur jardinet. Mais à chacun son métier, il était charcutier. Son père l’avait été avant lui mais ce n’était pas par piété filiale qu’il l’était devenu. Au contraire, s’il avait écouté la famille, il serait devenu officier de marine ou curé, ou mieux cadre bancaire.

Non, il aimait le sang : le sang du cochon qui pissait épais pour le boudin, le sang du lapin qui giclait quand on lui arrachait l’oeil, le sang de la volaille qui gouttait orangé, même son propre sang. Lorsque le couteau dérapait, il se le suçait le temps de remettre la main sur le désinfectant et le sparadrap. Il restait longtemps le doigt dans la bouche, aspirant tant qu’il pouvait sa propre vie. Il aimait la viande rouge et le tartare qu’il achetait chez Loïc Le Maréchal - encore un beau gars celui-là mais c’est une autre histoire - et les poissons cuits au citron qu’il achetait chez Mahé. Il aimait les fruits rouges et juteux, les gelées de mûres sauvages et les tomates qu’il cultivait lui-même et préparait à merveille. Quand aux filles, il aurait voulu les mordre dans le cou et les laisser au matin pantelantes dans le creux des draps.

Mais le charcutier était timide et bien qu’il eût pu leur demander de se couper la main et un sein pour lui, il n’avait jamais exigé de ses amourettes passagères qu’un peu de tendresse.

Et il était gentil, ce qui était dommageable pour quelqu’un qui aimait autant le sang. Il aurait été bien incapable d’être soldat, bourreau ou vampire et il n’avait jamais pratiqué ce que dans les cours de récré on appelle des sports virils ou ces jeux guerriers qui ne cessent que lorsque le premier sang coule.

Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Le charcutier n’était pas une femmelette, loin de là. Mais il était si gentil et respecté de ses concitoyens que jamais il n’avait eu l’occasion de faire couler le sang de quiconque et il s’en serait voulu de l’avoir fait.

Les gangsters ne dévalisaient pas les charcuteries ; quant aux mauvaises gens - hormis les ivrognes qui battaient leurs femmes, les adolescents qui faisaient les coqs puis vomissaient leurs tripes dans la descente à Tudy, les mal lunés et les avaricieux - il fallait se lever tôt le matin et attendre le bateau en août pour en trouver !

Non, les voyous, c’était pour d’autres îles plus au Sud ou pour les banales cités du continent ! Un malandrin n’aurait pas tenu trois jours à Groix, il serait tombé de la falaise en se promenant sur le sentier côtier, comme par inadvertance et sans que personne ne l’eût poussé, si ce n’est un farfadet, l’Ankou ou le monstre du gouffre de l’Enfer en personne. Victime des cancans et des commérages ou de ce fameux regard groisillon qui passe au travers des étrangers comme s’ils étaient de verre.

Et puis, pour ce qui est de mordre, c’est le pauvre charcutier qui était mordu, mordu jusqu’au sang de la plus belle femme de l’île. Une cruelle, celle-là. Par fierté, uniquement par fierté. La fierté, c’est ce qui reste aux miséreux quand la chienne de vie a lavé le pont et a tout emporté. Fière comme une bannière un jour de pardon, racée comme un dundee. À la voir au balcon de sa grande maison dépareillée telle la figure de proue d’un vaisseau ancien, le passant n’aurait jamais imaginé que la belle Léna était aussi malheureuse que la façade de sa demeure était écaillée et sa chambre vide.

Elle passait la journée - ne rentrant qu’à la nuit - agrippée à la rambarde rouillée que personne ne repeignait, coiffée comme pour aller à la noce dans une robe de velours et de satin, brodée de fleurs d’ajoncs, qu’elle avait héritée de sa grand-mère qui la portait du temps où la maison était prospère et repeinte chaque année en rouge sang.

C’était comme si le temps s’était arrêté pour Léna, bien avant sa naissance, au temps où les femmes attendaient leur marin parti sur un thonier ou engagé dans les mers de Chine. Mais de marins, il n’y en avait plus beaucoup sur l’île et les rares pêcheurs sortaient au matin et rentraient au soir et s’ils allaient loin, c’était guère plus loin qu’à Lorient, à l’Agence Nonchalante de la Pénurie d’Emploi, chez le médecin pour calmer les nerfs, ou à l’abri dans un bureau s’ils avaient pu se faire fonctionnaires.

Quinze ans, déjà, si les gens comptaient bien, depuis que le père était revenu d’outremer avec femme et enfant, avait fait repeindre la maison et refaire le jardin avant de mourir, on n’avait jamais trop su de quoi. Il buvait ferme et mangeait gros. La mère, une semaine plus tard, avait fait une attaque et s’était mal remise d’une paralysie du côté droit. Depuis, la maison allait à vau-l’eau au milieu des mûriers sauvages et des bruyères comme un bateau sans pilote ni marin.

Car, à la belle Léna-Chagrin, on ne lui connaissait pas de marin. Elle était vierge, Yann l’aurait parié. Pas un garçon n’avait trouvé grâce à ses yeux ni les Parisiens qui, l’été, sous le balcon oxydé, roulaient des mécaniques louées chez Coconut ni les Hollandais aux yeux globuleux de poisson sans arêtes, ni les jeunes flics de l’été qui bombaient de l’uniforme comme des taons et contredansaient à l’endroit-à l’envers au cul des voitures, ni même les fils à papa de l’île, roitelets de père en fils, qui auraient donné la moitié de leur royaume pour un baiser de l’arrogante.

D’ailleurs d’où lui venaient ce port d’impératrice, cette nuque de danseuse russe et ces petits pas gracieux qu’on lui voyait quand elle allait danser, taciturne et glacée, dans les fêtes de nuit du cercle celtique ? D’où lui venaient cette taille pincée, ces yeux exotiques et ce hâle doré si sa mère - une Gounerre - et son père - un Taurong — étaient cent pour cent groisillons et sans doute cousins à la mode de Groix quand les filles d’ici étaient rondes, laiteuses et piquetées de taches de son ou brûlées dès le jeune âge par de trop longues après-midi sur les plages ?

(à suivre)

Commentaires :

  • Bonjour,

    Vous comptez laisser un bellilois faire le premier commentaire ? :)

    Claude Huchet

  • Un commentaire bellilois, sympathique, sans faute d’orthographe, me siérait mieux que ceux que l’on peut lire ici ou là , venant de soit-disant Groisillons ... qui n’ont pas mis les pieds dans l’Île depuis des décennies ...
    Et puis, tu connais mon internationalisme, je ne vais pas avoir peur d’un Bellilois :-))
    AM

  • Comment ne pas se régaler avec un pâté aussi truculent ? Faim de la suite...

    Renée

  • Bonjour,
    Un coup de fourchette bien bas à Loïc dont le talent a été associé bien des fois à nos pique nique en balade.
    Bonne retraite !

  • Truculent ou succulent le pâté gangster ?
    En tant qu’homme j’étais moins sensible à son charme ,mais mon associée m’en avait parlé avant de me faire découvrir le caillou .

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