"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

Napoléon, l’oublié de l’histoire de Groix

Publié le 23 octobre 2018 à 16:25

L’histoire de Groix est parfois comme un vieux manuscrit auquel il manquerait quelques pages.

Ce dessin de Nolwenn Raude montre ce que vous auriez pu apercevoir aujourd’hui au cours de la traversée vers l’île. Non ce n’est pas fort Boyard arrivé par miracle dans les coureaux, mais tout simplement un projet qui n’a pas abouti et qui aurait sans doute changé, sinon la face du monde, du moins l’histoire de l’île.

Quand il voit le jour nous sommes en 1803 sous le Consulat.
Le Premier consul est un général de 34 ans, originaire de Corse, qui a pris le pouvoir par un coup d’état en 1799. Il signe encore ses directives et ses ordres de son patronyme Bonaparte, mais dans un an (le 18 mai 1804) il deviendra Napoléon 1er Empereur des Français.
Vous connaissez tous son histoire mais peu de groisillons savent qu’il s’est personnellement occupé de Groix, notamment au cours de l’année 1803, et que des archives en ont laissé la trace.

Il faut attendre 1858 pour voir Napoléon III ordonner la publication complète de la correspondance de son illustre ancêtre.
Cette correspondance commencée au siège de Toulon en 1793 se termine en 1815 après Waterloo. Dans la préface du Tome 1 (il y en aura 6) de la première édition publiée en 1860, la commission chargée de la publication écrit :
« Ce que l’histoire n’a pu dire, parce qu’elle ne les a pas toujours connus, ce sont les desseins de ce grand homme, c’est le secret de tant de combinaisons que souvent la fortune a déjoué, de tant de projets à l’exécution desquels le temps seul a manqué... »
C’est dans ces volumineuses archives que j’ai retrouvé des parcelles restées oubliées de l’histoire de l’île.
Mais avant d’y arriver et pour la compréhension des évènements il faut encore faire un peu d’histoire.
En 1802, pour la première fois depuis dix ans, la France de la Révolution n’est plus en guerre avec aucune des royautés qui l’encerclent, essayant vainement de remettre un roi sur le trône. Deux coalitions ont déjà échoué et le Traité d’Amiens vient d’être accepté par le dernier belligérant, l’Angleterre (en guerre contre la France depuis Louis XIV !)
Les deux ennemis, pressentant que cette paix n’allait pas se prolonger, ont profité des 13 mois que dura la trêve pour se renforcer.
À cette époque la France dominait l’Europe continentale quand l’Angleterre dominait les océans.

Les Anglais renforcent leur flotte pendant que Bonaparte prépare un blocus économique de la Grande Bretagne, seule solution pour faire accepter à ce royaume une paix durable. Il commence à mettre sur pied le projet d’envahir l’Angleterre en faisant traverser la Manche à une armée de 100 000 hommes. Cette aventure n’aura pas lieu et restera dans l’histoire sous le nom du Camp de Boulogne (1803-1805).

Le traité d’Amiens est rapidement rompu.
Tout commence par une dépêche télégraphique que le préfet maritime de Brest Cafarelli adresse au ministre de la marine, l’amiral Decrès, le 21 mai 1803 (1er prairial an XI).

Il lui annonce que deux frégates anglaises avaient pris, en baie d’Audierne, deux bâtiments de commerce français. L’un allait chercher du bois de construction à Quimper, l’autre était chargé de sel pour Fécamp. Ils avaient fait prisonniers les hommes (aussi bien passagers que marins.)

Or les hostilités n’avaient pas commencé et ces hommes, même les matelots, étaient des civils.
Le cabinet anglais expliquera que c’est là, pour la marine, une coutume, et qu’il faut distinguer entre civils sur terre et civils sur mer, alors qu’on les laisse libres sur terre on les emprisonne sur mer.
Bonaparte décide aussitôt de mettre en prison tous les Anglais qui se trouvent en France.
« Les Anglais prisonniers de guerre devront être enfermés à Verdun s’ils sont civils et dans les citadelles de Charlemont et de Valenciennes s’ils sont matelots ou soldats. »
Sans avoir attendu cet incident, et tout en préparant l’invasion, Bonaparte s’assure que toutes les côtes de l’Océan et de l’Italie récemment conquise soient fortement défendues et interdites à tout commerce pour les navires anglais.

En avril 1803 il se préoccupe plus particulièrement des îles du Ponant, surtout celles qui sont à proximité d’un port militaire ou d’un chantier naval. Ouessant pour Brest, Groix et Belle-Île pour Lorient, les île d’Yeu, de Noirmoutier et d’Aix avec l’ouvrage qui allait devenir le fort Boyard prévu pour défendre Rochefort.

Les extraits de ses correspondances qui vont suivre montrent l’attention que portait Bonaparte à tous les problèmes techniques et humains de cet immense projet.
Pour connaître la situation sur place le plus exactement possible, il demandait continuellement à ses principaux subordonnés de lui fournir tous les renseignements qui lui semblaient nécessaires pour ses prises de décisions.

Et c’est alors que l’on parle de Groix

Au contre- amiral Decrès, Ministre de la marine et des Colonies. Le 19 avril 1803

Me faire un rapport sur les projets d’établissements sur les différentes petites îles de la côte de l’Océan tel que... l’établissement d’un fort sur les Errants à l’entrée du port de Lorient.

Au Général Berthier, Ministre de la guerre. Le 19 avril 1803

… Mon intention est que vous donniez ordre au général commandant la 13ème division militaire d’envoyer à l’île de Groix un officier du génie, un officier d’état-major et le nombre de troupes d’artillerie nécessaire pour assurer la possession de cette île.
... Apportez-moi demain toutes les cartes et renseignements, soit topographiques, soit géographiques des côtes depuis l’île d’Yeu jusqu’à Ouessant, et les plans des fortifications qui y étaient avant la dernière guerre.

Il est convenable que le général de division se transporte sur tous les points avec un officier du génie, en donnant les ordres les plus pressants et en vous envoyant un rapport détaillé de tout ce qu’il y aurait à y faire.
Signé : Bonaparte

Au citoyen Lebrun Aide de camp du Premier consul. Le 28 avril 1803

« Vous voudrez bien, Citoyen, partir dans la journée pour vous rendre à Lorient, en passant par Alençon et Rennes.
...Vous prendrez des préfets, de la gendarmerie et des commandants militaires tous les renseignements qu’ils pourraient vous procurer sur les cantons qui étaient les plus chouanisés, sur les chefs de chouans qui demeurent dans le département, sur les propos et la conduite qu’ils y tiennent.
Vous prendrez des renseignements sur la situation de l’esprit du clergé et m’enverrez un rapport détaillé de tout ce qui peut m’intéresser sur le point de vue de la tranquillité publique. Il ne devra pas être seulement le résultat de ce que vous recueillerez des préfets et autres autorités ; vous consulterez encore différentes autres personnes.
...A Lorient vous m’enverrez un état détaillé de tout ce que vous y verrez, des vaisseaux qui sont dans les chantiers ou dans le port, du nombre de marins, de la situation des vivres et approvisionnements de la marine. Vous recueillerez tout ce qu’on vous dira et tous les renseignements directs ou indirects qui viendraient à votre connaissance.
Vous visiterez toutes les batteries des côtes…
Informez-vous exactement, dès votre arrivée à Lorient, si les approvisionnements pour Belle-Île et l’île de Groix sont partis et à votre retour à Lorient de la portion de votre course à l’embouchure de la rivière de Quimper, faites-moi connaître la situation de Belle -Ile et de l’île de Groix, leur armement, approvisionnement, l’esprit des habitants, le nombre de compagnies qu’on a formé parmi eux pour la défense du pays, les talents et l’esprit public des commandants.
Partout où vous irez, ayez soin d’inviter à dîner les commandants, les officiers, les administrateurs et habitants que vous penserez pouvoir vous donner des renseignements, sans cependant inviter les préfets et généraux de division, à moins qu’ils ne vous le demandent.

…..
Vous aurez soin de m’envoyer votre rapport de tous les lieux où vous coucherez et avant d’en partir vous m’en ferez une description géographique, topographique et militaire et vous aurez soin d’y relater le nombre de villages et la population des îles de Groix, Belle-Île, de l’île d’Yeu et Noirmoutier et de vous assurer si dans ces îles il y a des biens nationaux.
Vous distinguerez dans les îles les habitants les plus attachés au gouvernement et recueillerez les grâces qu’ils auraient à demander pour eux ou leurs enfants….
Vous mettrez le temps convenable à cette mission qui ne doit pas être faite légèrement, et je dois trouver dans les rapports les mêmes renseignements que je pourrais trouver si j’allais moi-même sur les lieux. Je désire cependant que votre mission ne dure pas plus d’un mois.
Faites-moi connaître ceux des renseignements que vous prendrez qui pourraient être peu fiables et le plus possible, la source d’où ils viennent.
Vous pouvez être certain que vos rapports ne seront lus que par moi.
Signé : Bonaparte
(Rajout) Tous ces renseignements doivent être pris sans donner aucune inquiétude et sans paraître avoir été envoyés pour cet objet.

Note pour le ministre de la guerre Le 12 mai 1803

… faire connaître l’officier qui commande à Groix ; si les soldats sont enrégimentés, quelle est leur discipline ; quel esprit il y a dans cette île.

Au général Berthier Ministre de la guerre Le 23 mai 1803

Le chef de bataillon Quesnel, qui commande à l’île de Groix est malade de la poitrine et dès lors hors d’état de commander une place de cette importance. Il faudrait lui donner sa réforme ou sa retraite et nommer à cette place un officier brave et intelligent. (Il semble que Bonaparte connaissait d’expérience que bravoure ne veut pas toujours sous-entendre intelligence et il utilisa souvent dans ses correspondances cette distinction). Donnez ordre qu’on envoie à l’île de Groix huit affûts de côte qui y manquent pour monter les pièces qui y sont et deux mortiers de 12 pouces à la Goumer (nouveaux modèles de mortier).

Nota : La connaissance par Bonaparte de cette affaire et sa réaction ne peuvent s’expliquer que par le rapport quotidien de Lebrun. On peut donc penser que Lebrun soit venu à Groix au cours de sa mission comme l’ordre lui en avait été donné, mais que son rapport ne fut lu (et détruit) que par Bonaparte.

Et ce fameux fort ?

L’idée n’était pas nouvelle car pour défendre l’accès à Rochefort à l’époque et depuis 5 ans, un ouvrage était en construction sur un plateau en mer où 75 000m3 de roches furent déposées par une noria de gabares pour faire l’assise d’un fort en forme d’anneau, de 80 m de long et 40 m de large.
Mais la déroute de l’escadre française face aux Anglais en 1803 arrêta les travaux qui ne furent repris qu’en …1841.
C’est le projet d’un fort à l’identique auquel pensait Bonaparte pour les Errants, mais l’invasion de l’Angleterre fut annulée à cause de la défaite navale de Trafalgar, et si le fort Boyard fut achevé en 1866 il était devenu militairement inutile et fut déclassé par l’Armée en 1913.
A l’abandon et racheté en1988, il est devenu depuis un studio de tournage pour une célèbre émission de télévision.
Bonaparte était passé aux oubliettes.
Napoléon III, en faisant publier les correspondances de son illustre oncle, a permis de corriger cet oubli et de rajouter un chapitre dans l’histoire insulaire.
Quant au fort sur les Errants, le dessin de Nolwenn Raude évoque sa silhouette de nos jours car nous n’avons trouvé aucun document concernant le projet.
Je vous laisse imaginer ce qui aurait pu se passer dans les coureaux de Groix avec un tel ouvrage et les 74 canons prévus.
De fait,nos « amis » anglais ont pu continuer à stationner au milieu des coureaux et ainsi interdire toute entrée ou sortie de Lorient que ce soit aux bateaux de guerre ou de commerce car les canons de Groix ou de Gavres n’avaient pas à l’époque une portée suffisante pour les atteindre. De toute façon, les progrès de l’armement vers 1850 rendirent inutile (surnom du fort Boyard) une telle construction.
La Bataille navale de Trafalgar, le 21 octobre 1805, mis fin au projet d’invasion de l’Angleterre. L’Armée de l’Océan du Camp de Boulogne changea d’appellation et devint La Grande Armée qui s’illustra sur les champs de bataille d’Europe, laissant aux Anglais la maitrise des océans.

Le fort Boyard abandonné par l’Armée en 1913 sans avoir jamais tiré un seul coup de canon sur un quelconque ennemi.

Post-scriptum :

Napoléon III en 1860 n’avait pas fait publier toutes les correspondances de l’Empereur et en 1925 des « Correspondances « inédites » conservées aux Archives de la Guerre » sont à leur tour éditées et, surprise, à la date du 9 mars 1811 on trouve :
« Ile de Groix ».
« On fera le projet d’un Fort dont on me présentera les détails dans le courant de l’année, où une garnison de 550 hommes pourrait s’y réfugier et y être secourue. Mais avant de faire les détails du projet, le Comité des ingénieurs qui connaissent les lieux traceront l’idée principale dont les détails seront faits sur les lieux après qu’on m’aura soumis l’ensemble du projet.
On soumettra ensuite les détails. »

L’ennemi anglais était toujours présent, les coalitions se succédaient et le projet de 1805 était, (semble-t-il) encore présent dans l’esprit de Napoléon. Sous la même forme ou un agrandissement du Fort Lacroix ?
Cette histoire s’arrête là définitivement à moins que de nouveaux documents ne soient retrouvés un jour dans des archives
De toute façon il aurait fallu donner un nom à ce fort et ce n’aurait sûrement pas été une mince affaire locale mais on peut imaginer que l’Empereur avait aussi pensé à ce détail !

Pour finir cette compilation des correspondances de Bonaparte 1er Consul, ces quelques mots datés du 20 septembre 1803 à son Ministre de la Justice Regnier :

« Mon intention est que vous ne me remettiez plus sous les yeux des rapports secrets qui ne peuvent être écrits que par un sot ou un fripon. »

« Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte »
Victor Hugo (Les Feuilles d’automne)

Sources principales :
- Correspondances de Napoléon 1er 1860 BNF Gallica
- Correspondances « inédites » conservées aux Archives de la guerre. Lavauzel 1925 BNF Gallica
- La défense des îles bretonnes de l’Atlantique... Nicole Le Pourhiet-Salat. SHM 1983
- Napoléon, Collection Génies et Réalités, Hachette 1961
- Histoire de France, Jacques Bainville, Collection Texto Editions Tallandier 2007
- Histoire de la Marine Française, Claude Farrère, Flammarion 1956
- Site : Napoléon.org

Dessin de Nolwenn Raude.
Jean Claude Le Corre Groix,
octobre 2018

Commentaires :

  • excellente page d’histoire complètement méconnue .Compliment a l’historien pour cet immense travail de recherche .jvk

  • « Mon intention est que vous ne me remettiez plus sous les yeux des rapports secrets qui ne peuvent être écrits que par un sot ou un fripon. »

    Hola, l’ami ... laisserais-tu planer le doute sur mon "illustre" aïeul ? Guenolé Stéphant était maire en 1803 (et responsable de la "fabrique" -des finances- de l’église) et assisté dans sa fonction communale, de l’abbé Rio, son compère. Comment des hommes ainsi liés à la religion pourraient-ils être "fripons ?

    Par contre Guénolé ne pouvait être sot, (d’abord parce que c’était mon "aïeul" :-) ...) et parce qu’il avait été élu par ses concitoyens !!! Chacun sait que c’est la preuve d’une grande sagesse !

    J’ai qq doutes quand même sur la connaissance que Guénolé avait de ses concitoyens et de ses descendants. Les finances de la commune étant dans un état déplorable (est-ce parce que son prédécesseur était ce va-t-en guerre de Proteau ?), il a institué une taxe sur les boissons alcoolisées entrant dans l’Île !

    Infos re-trouvées dans l’histoire de Groix publiée par Patrice Leplat qui reprend aussi le projet de fortification de l’Île par Napoléon.
    AM

  • Merci pour ce Partage. Bravo pour vos recherches .

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