"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

PATE DE GANGSTER - (3)

Publié le 2 janvier 2018 à 11:30 - 1ere mise en ligne le 27 décembre 2017

Avec l’autorisation de l’auteur (Ricardo Montserrat) et de l’éditeur (Louis Barbusse) que je remercie amicalement.

Doux ami,

Voudriez-vous avoir la gentillesse de remettre cette lettre à son destinataire à Paris ? Car vous allez à Paris, n’est-ce pas. Ceux qui se décident à s’en aller d’ici, vont se perdre à Paris. Je ne veux pas l’envoyer car les femmes de I’île sont curieuses de tout et mon attitude, ces dernières années, a dû aviver leur curiosité.
J’ai confiance en vous, Yannick je vous ai souvent observé depuis mon misérable balcon. Vous n’êtes pas comme les autres hommes. Vous avez respecté ma peine et mon silence, vous saurez garder un secret !
J’attendrai votre retour. Vous entrerez dans ma maison. La porte sera ouverte et ma mère ne sera pas là. Vous serez le premier à y entrer depuis que mon pauvre père l’a quittée. Vous me direz tout, n’est-ce pas ?
Je compte sur vous pour faire ce que devez !
Votre Hélène

Yann crut voir dans le H aux arabesques déliées deux coeurs assemblés.

Il s’assit devant sa caisse, abasourdi. Il recevait de Léna bien plus qu’il n’avait rêvé en prenant sa décision de s’éloigner de l’île et la femme aimées.
Il examina la lettre qu’il lui fallait remettre.

M. Charles Mestracci,
La Santé
42, rue de la Santé
75014 Paris

Il brûlait d’envie de l’ouvrir mais Léna n’écrivait-elle pas qu’il n’était pas comme les autres.

Après tout l’important était d’avoir l’adresse. Il saurait bientôt qui était à l’origine du chagrin d’Hélène. Après, il verrait.

Il mit la lettre dans la poche portefeuille de sa veste et s’arrangea pour passer sous le balcon de la belle chagrine, avant le départ du bateau. Elle était à son poste mais elle n’eut pas le moindre mouvement de nuque vers lui. Pas un sourire complice ne vint égayer son visage aux traits tendus vers le continent. Pas l’esquisse d’un geste de la main.

Il haussa les épaules, chargea sa valise et le nécessaire de cuir dans lequel il avait glissé les couteaux parfaitement affûtés qu’il emmenait partout. Il n’aimait la viande que taillée de ses mains. Il avait vérifié que tout était bien fermé, laissé la clé à la voisine trop heureuse de pouvoir enfin visiter son intérieur. Demain tout Groix saurait ce qu’elle avait découvert en faisant le ménage, elle ne laisserait pas la moindre poussière, sûr !

Il monta sur le Kreis er Mor entre une haie de clientes endimanchées qui s’étaient découvertes cet après-midi-là une envie urgente de marcher pour faire descendre le boudin grec. Sur le bateau, il croisa celles qui avaient un pied-à-terre ou de la famille à Lorient et avaient décidé à brûle pourpoint d’aller consulter à la première heure du lundi le médecin pour une douleur sur le côté. Juste sous le coeur. Les îliennes ont le coeur fragile, tous les médecins de Lorient vous le diront.

Alain Delon se serait présenté sur le pont, il n’aurait pas eu plus de succès. Décidément, même sous le mauvais temps, Yann Tronner était l’homme le plus séduisant de l’île et les quelques fils argentés qui veinaient sa chevelure impeccablement rafraîchie la veille par Jo (quarante-huit francs, la coupe sans rendez-vous) rehaussaient sa distinction.

- C’est un prince !

Il resta sur le pont, souriant dans le vague, les mains soudées au balcon arrière, dans la même position que Léna-Chagrin à la fenêtre de sa maison aux murs ensanglantés.

Un vent teigneux s’était levé qui obligeait les promeneurs à tenir leur coiffure et le bas de leur jupe. Quelques gouttes tombaient déjà. Léna ouvrit son parapluie au moment-même la corne beuglait le proche départ. Une saute de vent arracha le parapluie qui s’envola sans que la belle fît un geste pour l’arrêter.

Si je vous dis qu’il tomba aux pieds du beau charcutier après avoir fait lever la tête aux badauds et sortir les ivrognes dominicaux à la porte des bars embués, vous penserez qu’il s’agit là d’une exagération de romancier. Et bien non, il arrive des choses bien plus étonnantes sur l’île, et le vent n’y obéit à aucune règle humaine. Ce n’est pas sans raison que jadis on affirmait qu’elle était peuplée de sorcières dont la Groac’h qui donna son nom à l’île et ressemblait sans doute à Léna.

Il le saisit et le tint comme il pouvait au-dessus de sa tête. C’est alors qu’il remarqua l’étiquette accrochée à l’intérieur par un fil rouge :
"Ne me déçois pas ! Je ne te décevrai pas !" suppliaient les lettres rondes, à l’encre rouge.

Quand, après un voyage si rapide qu’il pensa avoir oublié son âme sur le bateau, il entra dans la chambre coquette de l’hôtel Esméralda, avec vue sur la Seine et les tours de Notre-Dame, et posa la lettre sur le vide-poches de l’entrée, il s’aperçut que la lettre était ouverte. La colle devait être de mauvaise qualité. Il songea à demander à la réception de quoi la recoller puis supposa que Léna l’avait fait exprès. Il l’ouvrit et sourit de son doux sourire enfantin en la lisant.

Mon ami,
Si tu me lis en ce moment, c’est que je ne me suis pas trompée sur toi.
Élimine l’homme dont tu as lu l’adresse sur l’enveloppe, fais en de la chair à pâté, du boudin, du hachis, fais-le souffrir autant qu’il m’a fait souffrir et je serai à toi pour la vie. Puis reviens vite tout me raconter afin que je devienne...
Ton Hélène.
P.S. : détruis ce papier après l’avoir lu.

À l’adresse et au numéro indiqués, Yann trouva une prison qui occupait toute la rue et un gardien volubile.
- Vous êtes de la famille de Charlie ? Vous vous ressemblez drôlement ! Les yeux surtout ! Ses cheveux à lui ont blanchi, vous pensez ! Quinze ans, ça vous vieillit un homme.

Yann se contenta d’acquiescer d’un signe de la tête et offrit son sourire le plus ingénu dans l’espoir que l’autre poursuivrait.
- Vous n’avez pas de chance, on l’a libéré il y a deux jours !

Le charcutier devint livide, imaginant que tandis qu’il baguenaudait à Paris, le dit "Charlie" mettait le pied sur l’île.
- Il a laissé une adresse ? Il est reparti chez lui ? Il est encore à Paris ?
- Je suis pas censé vous le dire ! Même la crapule - sauf votre respect a le droit à l’anonymat...

Yann ouvrit son portefeuille et laissa tomber comme par mégarde un billet de cinq cents sur lequel le gardien s’empressa de poser le pied.
"... Quoique Charlie le désosseur ait tout fait pour qu’on parle de lui dans le journal ! "Le roi du couteau !" Jamais un coup de feu. Tout à l’arme blanche, couteau, rasoir, hachette ou coupe-coupe. Et en finesse. La finesse, c’était sa signature. Pas une bavure ni une trace de sang ! Ce qu’il faisait des morceaux, on n’a jamais su ! On n’a jamais eu la moindre preuve qu’il ait vraiment été le "désosseur" que craignait toute la pègre parisienne et les filles du trottoir. Rien que des présomptions ! On l’a arrêté sur dénonciation et condamné à perpète sur l’intime conviction du jury ! Il gueulait qu’on n’avait rien contre lui, qu’il n’avait jamais fait de mal à une mouche ! Même qu’il était végétarien ! Il tenait un restau de poisson à Pigalle ! Très classe ! Huîtres et champagne jusqu’à l’aube ! Limousines et belles pépées à volonté. Les filles, je ne les dépiaute pas, monsieur le Juge, je les déshabille ! qu’il disait...
"C’est la seule adresse qu’on ait dans le fichier. S’il n’est pas rentré en Corse, il a dû y retourner. À moins qu’il l’ait vendu.
Comment s’appelle le restau ?
La Belle Hélène !

Yann laissa au gardien le pâté en croûte et le boudin qu’il avait apportés.
- C’est de la charcuterie corse ? On dit que c’est la meilleure ! Vous n’avez pas l’accent de là-bas !
- Je vis sur le continent ! Charlie et moi, nous ne sommes que cousins, comme tous les îliens...

La Belle Hélène était fermée, les rideaux baissés sur des vitres qui n’avaient pas été lavées depuis longtemps. Les murs étaient souillés de graffitis illisibles et des filles frileuses faisaient les cent pas devant, emmitouflées dans un manteau de fourrure insolite car la chaleur de l’arrière saison rendait la rue irrespirable.
Yann frappa longtemps. Un bel homme aux cheveux blancs, à la peau grise et aux yeux d’un bleu vague, striés de rouge et de jaune, cernés de lourdes poches, à la bouche amère et aux dents nicotinées, finit par venir lui ouvrir.
- Qui tu es, toi ? lâcha-t-il d’une voix lasse à l’accent rocailleux. Je ne t’ai jamais vu ici ? Comment tu savais que j’étais revenu ?
- Je viens de la part de la Belle Hélène de Groix. Léna Taurong.
- Léna - l’haleine était chargée et Yann eut un mouvement de recul. Tu viens m’annoncer sa mort ? Non ??? Alors, elle a su qu’on m’avait affranchi ? Non plus ? Rentre et ferme derrière toi, je n’ai pas envie qu’on m’emmerde ! Je ne dis pas ça pour toi ! Mais vois-tu, gamin pour trouver la force de supporter mes contemporains après quinze ans de cabane, faut je me requinque ! Tu aimes le vin ? Tu vas me goûter ça, je l’avais fait rentrer peu avant qu’ils me coffrent, il a bien vieilli ! Le sang du Christ... Parle-moi de la môme !

Le charcutier avait raconté ce que tout le monde savait. Que Léna attendait quelqu’un depuis des années et que, lorsqu’elle avait su qu’il se rendait à Paris, elle lui avait demandé de passer le voir à la Santé.
- Tu es son petit ami ?
- Oh non, on ne l’a jamais vue avec personne !
- Mais t’en es amoureux, hein ? Ça se voit ! Ça ne m’étonne pas ! Elle est tellement fine, la garce, qu’elle a dû te faire croire qu’elle te faisait une fleur en te permettant de la zieuter ! Oh, je les connais, les filles de sa trempe. Mais, moi, je les matais !

Il eut un geste sinistre de la main devant la gorge.
"Faut savoir s’y prendre avec les gueuses !
- Mais vous, comment l’avez-vous connue ? l’interrompit le charcutier. Vous n’êtes jamais venu sur l’île...
- Non, je n’y suis jamais allé. Et je n’ai jamais vu Léna qu’en photo. J’ai tué son père, vois-tu ! Je te le dis à toi parce que tu as une bonne tête, je sais bien que tu ne le répéteras pas. De toute façon, c’est de l’histoire ancienne, j’ai payé.
"J’ai rencontré son vieux dans le train de nuit. J’étais allé à Lorient pour négocier un arrivage de poisson. J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas bien fin, le brave péquenaud. Fonctionnaire enrichi sur le dos des bougnouls ou des niaquoués, je ne sais plus. Je te passe les détails. Je te l’ai plumé, le pigeon. Maison, économies, jusqu’à son galure et son épingle de cravate. Au petit matin, au café de l’Ouest à Montparnasse, il n’avait même plus son billet de retour. Alors il a sorti une photo de son portefeuille pour m’amadouer. Léna sur une plage de son île. Une jolie plage toute blanche avec un petit phare rouge à l’arrière.
"Banco, une dernière partie, je lui ai dit. Je te rends tout si tu gagnes ! Si c’est moi qui gagne, je garde tout et la fille en prime !"
"Pour l’épouser ?" qu’il m’a demandé, le vioque. Ils sont cons, ces Bretons !

à suivre

Pour lire "Pâté de gangster" :
- épisode 1 : http://ile-de-groix.info/blog/spip....
- épisode 2 : http://ile-de-groix.info/blog/spip....

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