"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

LE BON VIEUX TEMPS ? (suite)

Publié le 9 août 2017 à 13:14

Les berniques

"J’étais la plus vieille des enfants. Et j’ai été obligée de travailler toujours et de secourir toujours ma mère. Mais grand-mère était encore avec nous. Et elle était encore vivante et elle allait tous les jours ramasser des berniques à la côte pour le vendre que nous ayons du pain. Et nous étions plus de temps sans pain qu’avec du pain.

J’étais une pauvre malheureuse, je subissais toutes les brimades parce que j’étais la plus vieille. Et grand-mère n’avait pas d’autre appui que moi. Et elle me disait dans les termes suivants « Lève-toi pauvre fille ! Voilà la pointe du jour. Il va être grand temps que nous allions à la côte. Car jusqu’à ce que nous arriverons, la mer sera basse. Il faudra nous dépêcher de ramasser des ormeaux et des berniques. Peut-être que nous aurons ce soir de quoi acheter du pain ».

Et je rentrais à la maison avec elle comme je pouvais parce que j’étais toute jeune. Et en plus, j’avais un furoncle énorme. Et je ne portais pas de culotte du tout. Inutile de vous dire ma misère. Et voilà crevé mon furoncle en chemin. Et j’avais fait encore mon tour avec mon panier plein de berniques pour les vendre. Et les semelles de mes sabots étaient usées. Et il tombait du crachin. Et j’avais peut-être quatorze ans. Et comme ça j’ai fait pendant tout le temps de ma jeunesse. Parce qu’à la maison il y avait des plus petits que moi qui ne pouvaient rapporter (de l’argent). Et il n’y avait pas de gain du tout.

Et quand j’avais fait le tour des villages pour vendre mon panier plein de berniques, j’avais quelquefois deux sous (6 francs de 1966), vingt réaux (5 francs), sept francs selon que je pouvais vendre, à deux sous le bol de berniques. Et inutile de vous dire combien c’était pénible d’aller de porte en porte comme en demandant l’aumône.

Et une fois nous voilà allées à Quehello, ma sœur était venue avec moi. Et il n’y avait plus beaucoup de berniques dans le panier. Et nous étions allées dans le village dans une maison, je ne dirais pas où. Et puis alors on lui avait dit (au propriétaire) « Voulez-vous des berniques ? », il avait dit « S’il y a plein un bol…il n’y a pas pour deux sous (le prix d’un bol plein) » avait dit l’homme. Et elle (sa sœur) avait dit comme un enfant »Prenez donc pour un sou et demi » Et ceux qui étaient dans la maison parce que sa femme était fournière ((Elle s’occupait du four du village qui servait aux habitants à cuire le pain) avaient crevé de rire de notre misère et de notre pauvreté. Parce qu’il avait dit à sa femme » Prends la hache ! Et le sou sera coupé pour donner un sou et demi à cette fille ». C’était se moquer de nous dans notre pauvreté !

Car seulement celui qui a passé la misère comprend un autre. Et je n’ai pas fait autre chose jusqu’à que je me suis mariée.

Quand nous avions fait notre tour avec nos berniques, tout le monde n’était quand même pas méchant. Une femme à Quehello nous avait dit dans les termes suivants, nous étions à deux, ma sœur et moi, et c’était au mois de juin parce que le froment était long au Pouk (toponyme près de Quehello)

« Eh bien tenez, les enfants ,voici un morceau de pain ! Joséphine, coupe du pain pour ces enfants-ci et mets du beurre dessus ! »

Et je disais à ma sœur « N’allons pas à la maison avec lui (le pain) ! Car nous serons dépouillées de notre morceau de pain. Parce que nous sommes en route depuis ce matin de bon matin. »

Et nous avions faim, nous avions faim ! Nous étions assises dans les sillons au dessous du Pouk pour partager le morceau de pain. Et nous avions étendu le beurre chacune avec une pierre avec nos doigts. Et nous l’avions mangé au Pouk avant d’aller à la maison. Mais nous leur avions quand-même envoyé (le montant de) ce que nous avions vendu. Nous en serions presque étouffées du morceau de pain que nous avions mangé. Nous en serions étouffées. Car tu sais bien, celui qui a faim mange vite. Et de peur de donner un morceau à ceux qui étaient à la maison nous étions très très gourmandes. Car nous étions fatiguées.

L’orage.

Une fois nous sommes allées encore aux berniques. Et nous étions au dessous du phare (les Chats) en train de ramasser des berniques. Et un orage abominable s’était élevé .Et les habitants de Locmaria allaient chercher leurs vaches et ils nous disaient « Pourquoi n’avez –vous pas détaché mes vaches ? » Mais nous avions assez à sauver notre vie, à parvenir à Locmaria à l’abri, sans nous arrêter à détacher les vaches des habitants de Locmaria .

Et quand nous sommes arrivées à Locmaria, un coup de tonnerre avait éclaté, et nous étions allées au-dessous d’une charrette. Nous croyions être à l’abri, comme des pauvres malheureuses ; Et nous sommes tombées de suite dans une usine (la presse à sardine) de Locmaria, à l’abri, pendant le déluge de pluie et du tonnerre et des éclairs. Et nous avions fait station encore à Kerliet avant d’arriver à la maison ; Et en plus nous étions venues à la maison sans rien, presque sans berniques, parce que nous avions pas eu le temps d’en ramasser à cause de l’orage qui s’était élevé. Nous en étions épouvantées, des enfants toutes seules ! Et nous étions jeunes

.Mais puisqu’il nous fallait sauter ou mourir de faim, il nous fallait tout de même aller faire toutes sortes de choses.

Le petit déjeuner.

Maintes matinées, grand-mère nous disait dans les termes suivants »Il ne fait pas beau, les enfants. Restez dans vos lits ! Car vous savez bien que vous n’avez rien à manger pour votre petit déjeuner - Où allez vous donc grand-mère ?- Je vais me lever les enfants » et elle allait de maison en maison demander un morceau de pain à l’un et un morceau à l’autre. Et quand elle venait à la maison, elle disait dans les termes suivants »J’ai obtenu un pot de lait de l’un et du pain de l’autre. Je vais le mettre à chauffer. Et vous aurez quand même chacune quelque chose de chaud en vous levant de vos lits. »

La misère

Eh bien, cela ne peut être plus misérable. Mais parce qu’autrefois, on ne se souciait pas des vieux ni des pauvres. Nous ne pouvions devenir riches.

Et à cause de cela, nous savions ce que ça veut dire que de manier l’argent. Nous avons eu de la misère notre content. Et cela n’empêche que nos enfants soient devenus des hommes comme tous les autres. Et ils gagnent leur croûte comme tout le monde parce qu’on nous a appris à travailler à nos dépens.

Et bien que nous fussions pauvres, nous avions encore du plaisir."

La locutrice de l’auteur est née à Groix en 1892 dans le village de Créhal.

Après son mariage en 1917 elle a vécu à Kerloret puis à Quehello.

« Nous lui devons nos plus beaux enregistrements. Elle a en plus passé des après-midi à répondre à nos questions. Bien qu’elle soit illettrée on ne saurait trop louer son intelligence, son agilité intellectuelle et son ouverture d’esprit » (L’auteur)

Ces enregistrements ont été effectués en 1966 et 67.Cette groisillonne avait alors 75 ans Dans sa vie,entièrement passée sur l’île, elle avait connu les deux guerres mondiales,« l’âge d’or ! » de la pêche au thon sur les fameux dundees, le travail des champs et dans les usines, l’époque où tous les hommes étaient pêcheurs , le temps où la mort et la misère alternaient très souvent avec un peu de bien être durement mérité.

Ce temps, si proche et si lointain à la fois, mérite de rester vivant, la réalité doit parfois relativiser l’image d’Epinal du « Bon vieux temps ? »

Jc Le Corre Groix juillet 2017

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